Guerre commerciale, conflits armés, dérèglement climatique et visées impériales redessinent à grande vitesse les routes maritimes. La mer est devenue un champ de bataille où s’entrechoquent rivalités et ambitions. Nous avons enquêté sur ces bouleversements que suivent de près les militaires…
À quelques centaines de mètres du tout nouveau port de Djibouti, une enceinte grise hérissée de muraille et de miradors a récemment émergé. Aucun mouvement visible, aucune fenêtre, mais des toits recouverts d’antennes de toutes tailles, à l’écoute des bruits et des conversations du monde. Interdiction absolue de s’approcher ou de photographier. Il s’agit de la très secrète base chinoise de Djibouti, construite en même temps que Pékin finançait le nouveau terminal du port est-africain. Elle abriterait plusieurs milliers de soldats. La Chine a une seule base militaire à l’étranger, contre 750 pour les Américains. Mais le signal envoyé par Pékin a été très bien compris. Les mers du monde font désormais partie de leurs objectifs, pour le moment, essentiellement commerciaux.
L’année 2025, année des océans, montre à quel point les mers deviennent un enjeu central de la nouvelle géopolitique mondiale. Ces dernières semaines, la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a bouleversé la stratégie des grands armateurs, tous à la recherche de « pays connecteurs », en Asie ou en Amérique centrale, pour échapper aux droits de douane qui frappent désormais de plein fouet la route maritime centrale du Pacifique, entre Shanghai et Los Angeles : des navires sous pavillon américain prenant le relais de porte-conteneurs étrangers au cours d’une étape dans un port au plus près de la Californie…
Les décisions politiques, les conflits armés, les actes de piraterie, mais aussi les bouleversements climatiques redessinent la géographie historique des routes maritimes. De nouvelles voies, tantôt ouvertes par la fonte des glaces, tantôt imposées par des attaques, transforment profondément les dynamiques du commerce international et les stratégies militaires. La navigation maritime, pilier essentiel de l’économie globale se trouve ainsi confrontée à des défis inédits et à des opportunités nouvelles. Les océans, témoins silencieux des vicissitudes humaines, deviennent les acteurs centraux d’une transition énergétique et géopolitique sans précédent.
Les militaires veillent sur les autoroutes des mers
Le capitaine de vaisseau Thomas Puga, chef du Bureau Stratégie et Politique de l’État-major de la marine, scrute ces évolutions. « Il faut toujours rappeler que l’espace maritime est ouvert et continu. Par absence de droit, au-delà des limites des eaux territoriales, c’est un espace de liberté. » Pour comprendre les enjeux géopolitiques des océans, il faut se confronter à la réalité. « Quand un navire français croise un navire russe au large, nous sommes voisins. En mer, nous sommes frontaliers de la Russie, comme de tout pays possédant une marine », rappelle ce capitaine de vaisseau. Et d’ajouter que régulièrement, des navires russes croisent au large du Havre, en limite des 12 miles nautiques de zone territoriale : « c’est comme si vous aviez un char russe à Versailles, canon pointé vers Paris, et c’est à peu près toutes les deux semaines depuis l’invasion de l’Ukraine. »
La convention de Montego Bay, signée en 1982 sous l’égide des Nations unies, est considérée comme une forme de « Constitution des mers ». Elle garantit la liberté de circulation, que ce soit pour les marines marchandes ou militaires. C’est ce qui fait à la fois la majesté et la complexité des océans, ainsi que la réalité des routes maritimes. Toutes les nations du monde ont le droit de naviguer, d’utiliser les océans comme moyen de transport, de commerce, ou de guerre.
Ce qui donne aux océans l’air d’une autoroute mondiale et libre : 95 % de ce que nous consommons transite par la mer, devenue le centre de notre économie mondialisée, rapide et sans contraintes. Sauf quand le climat ou les guerres viennent perturber ce savant équilibre hérité de Magellan. Le commandant Puga le souligne : « la liberté des mers nous permet de commercer partout, l’une des missions de la Marine nationale est de protéger cette liberté de commerce. »
Les Houthis font chuter le trafic de Suez
Le moindre incident climatique à long terme, ou la plus petite crise armée à court terme, peuvent modifier et perturber les routes maritimes. L’exemple le plus frappant est celui du conflit armé déclenché, en soutien aux habitants de Gaza, par la milice Houthi du Yémen, soutenue par l’Iran. Il a suffi de tirs de missiles sur des navires de commerce transitant par la mer Rouge, puis le détroit de Bab-el-Mandeb. Nous sommes alors en décembre 2023 et personne n’imagine qu’un groupe armé yéménite puisse modifier les routes maritimes mondiales. Mais leurs drones et leurs missiles finissent par contraindre, et par menacer de couler des bateaux. Les navires marchands des plus grandes compagnies du monde reculent après 86 frappes et malgré la présence d’une coalition internationale (incluant des navires français, britanniques et américains). En quelques semaines, les armateurs mondiaux décident, sauf cas d’extrême nécessité, de modifier leur route et d’éviter à la fois la Mer rouge et le canal de Suez, préférant allonger la route pour faire le tour de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance. Le trafic par le canal de Suez, l’une des plus importantes voies de navigation du monde, chute de moitié en 2024, entraînant la perte de 7 Mds$ pour l’Égypte, dont c’est l’une des principales ressources économiques.
Le commandant Thomas Scalabre, qui dirige à Brest le Mica Center (Maritime Information Cooperation & Awareness Center, centre français d’analyse et d’évaluation de la situation de sûreté maritime mondiale), est l’un des hommes de la Marine nationale les plus concernés par cette situation. Mais il garde une forme d’optimisme : « il s’agit de l’une des crises maritimes les plus importantes de l’histoire moderne, mais les marines ont su d’adapter très vite : les navires de commerce perdent entre sept et dix jours de navigation passant par le Cap, mais ce surcoût de pétrole est compensé par l’absence de péage de Suez. »
Le Mica Center est un service d’expertises de la Marine nationale, dédié à la sûreté maritime, et à ce titre, il fournit des informations aux navires de commerce et à leurs armateurs. Depuis la rade de Brest, les hommes du capitaine de frégate Scalabre étudient et analysent tous les événements à la surface des océans, en collaboration avec leurs homologues du Pérou, du Brésil, du Cameroun, d’Inde, de Madagascar, ou encore de Singapour. « Nous surveillons les océans pour protéger la navigation, c’est une mission dans le cadre de l’Otan. »
Chaque heure du jour ou de la nuit, les marins du Mica Center sont en mesure de donner et de confirmer des informations aux armateurs, à terre, ou à leurs équipages, en mer. « Récemment, la rumeur d’un navire transitant dans le détroit d’Ormuz attaqué par des pirates a fait le tour de la VHF (les radios de communications), ce qui aurait pu avoir des conséquences importantes pour le commerce mondial… Nous avons été en mesure de démentir la rumeur auprès des armateurs, et de rétablir la confiance dans le détroit en quelques heures », raconte le capitaine de frégate, dont l’une des missions est aussi de coordonner le renseignement et les informations sur la piraterie, et le trafic de drogue par la mer.
Ainsi, pendant que le monde maritime a les yeux rivés sur les Houthis, la piraterie a repris de plus belle au large de la Somalie, jusqu’à doubler en 2024. Une pratique aussi ancienne que la navigation, aujourd’hui présente également dans le détroit de Singapour, dans les Caraïbes, au large du Mexique, et dans le golfe de Guinée « avec des gangs lourdement armés, très professionnels, n’hésitant pas à kidnapper contre rançon, même si la situation s’est un peu améliorée dans cette zone l’an passé ». La marine française mène, avec les pays de la région, des missions à haut risque pour tenter de désarmer et de neutraliser certains de ces gangs pour garder les lignes maritimes ouvertes. « Nous ne suggérons des modifications de routes maritimes que lorsque la situation nous apparaît non-maîtrisable. »
Les narco-pirates perturbent l’Atlantique
De la même manière, l’intensification du trafic de drogue entre l’Amérique du Sud et l’Europe pose de redoutables problèmes aux marines. Le commandant Scalabre détaille des pratiques nouvelles, et effrayantes : « il arrive que des narco-pirates se cachent sur des vedettes rapides dans le sillage d’un navire marchand, sans être vus au radar, montent à bord et cachent de la cocaïne dans des conteneurs, avant de repartir. » La cocaïne est ensuite récupérée par des complices dans les ports africains ou européens, de l’autre côté de l’Atlantique. « Ces événements peuvent causer des préjudices importants aux armateurs, donc nous les informons dès que nous avons des renseignements sérieux. » Car à l’arrivée, quand les douanes européennes décident d’inspecter un porte-conteneurs suspect, le coût de l’immobilisation de la marchandise peut grimper à 10 000 euros de l’heure ! « Les compagnies maritimes sont pragmatiques : si une ligne devient trop dangereuse, et qu’elle n’est plus rentable, elle la laisse tomber et trouve une autre route », alerte le commandant. Et c’est une partie de l’économie mondialisée qui est immédiatement affectée.
Autre zone à forte tension géopolitique, la mer de Chine méridionale, symbole des revendications territoriales de Pékin. La Chine y construit des îles artificielles et y déploie des infrastructures militaires, suscitant l’ire de ses voisins, notamment le Vietnam et les Philippines. En 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a invalidé les revendications chinoises sur une grande partie de la mer, mais Pékin a tout simplement refusé de reconnaître la décision. Régulièrement, des navires de commerce chinois, dont les marins sont des militaires en civil, agressent des pêcheurs philippins ou vietnamiens pour imposer leur souveraineté dans la zone. Une confusion entre marine marchande et militaire savamment entretenue pour créer le maximum de peur et de tension, et aboutir à un fait accompli.
Panama dans le viseur de Trump
À plus long terme, la préoccupation principale des marines de guerre ou de commerce est bien climatique. Si Donald Trump a pris soin, dès son investiture pour un second mandat à la Maison Blanche, de mettre les routes maritimes au centre de ses déclarations tonitruantes, c’est avec un objectif clair : assurer la domination américaine face au géant chinois, premier exportateur du monde dont 80 % des marchandises transitent par les mers. Et qui ne cesse d’investir dans des ports pour assurer le passage de ses stocks. La Chine ne fait pas mystère, depuis une loi de 2016, de son intention en cas de crise majeure de réquisitionner des ports civils à des fins militaires. Ce qui n’a pas échappé à Donald Trump et à ses conseillers…
Dès le 20 janvier, le président américain a annoncé son intention de prendre le contrôle du canal de Panama, reliant l’Atlantique au Pacifique. Cette tranchée de 77 kilomètres de long, construite par les Américains mais rétrocédée aux Panaméens en 1999, voyait jusqu’à peu passer près de 14 000 navires par an, soit 3,5 % du commerce mondial.
Deux facteurs inquiètent Washington : d’abord les investissements chinois dans les terminaux du canal, et l’assèchement récent des bassins d’écluse, à cause du phénomène El Niño, renforcé par le réchauffement, qui ont conduit à une réduction importante du trafic (de 34 à 27 navires par jour) obligeant des navires à contourner le continent par le Cap Horn, allongeant là aussi la route et les coûts. Raison pour laquelle les boussoles regardent vers le Nord et l’Arctique, car il faudra un jour prochain choisir entre les vents du Horn et les glaces du détroit de Béring.
Nouveaux passages dans l’Arctique
Les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est, qui ont longtemps été considérés comme une chimère par les explorateurs, deviennent aujourd’hui une réalité tangible grâce au réchauffement climatique. Situés dans l’Arctique, ces passages offrent une alternative attrayante aux routes traditionnelles. En réduisant de 30 % les distances entre l’Asie et l’Europe, ils promettent des économies substantielles en termes de temps et de carburant. Mais la navigation dans les eaux arctiques reste périlleuse, avec des risques accrus de collisions avec des icebergs et des conditions météorologiques extrêmes. De plus, l’infrastructure portuaire et les services de secours sont encore limités dans cette région, posant des questions cruciales sur la sécurité des équipages et des navires.
Dans son bureau parisien, le commandant Puga est formel : « nous n’y sommes pas encore, mais il faut s’y préparer. Pour le moment, il n’y a pas assez de ports pour que le flux soit massif, mais on ne peut pas laisser les Russes imposer une stratégie de fait accompli dans la région, et devenir maîtres du passage du Nord-Est. » Pour le moment, les Russes ont une avance considérable, étant les seuls à posséder et à utiliser des brise-glace nucléaires, capable d’ouvrir au Nord-Est des routes d’accès aux ressources, ou de faire passer des navires de commerce.
Les compagnies maritimes doivent également prendre en compte les risques environnementaux et les réglementations internationales. Si le rapport du GIEC estime que la route du Nord-Ouest pourrait être libre de glace une partie de l’année d’ici 2040, la navigation dans l’Arctique impose un respect de normes en matière de sécurité et de protection de l’environnement, nécessitant des navires spécialement conçus et des équipages formés aux conditions polaires. Sans compter que la tendance est plutôt à tenter de faire baisser la consommation des navires que de l’augmenter.
Le 11 avril dernier, à Londres, les états membres de l’Organisation maritime internationale (OMI), ont approuvé à la majorité et pour la première fois un système de tarification du carbone pour le fret. L’objectif de neutralité carbone, quelque part autour de 2050, est pour le moment incompatible avec l’ouverture de routes polaires… Si les pays de l’Union européenne ont signé, la Russie ne l’a pas ratifié, et les États-Unis n’ont pas pris part au vote et ont menacé de représailles les états signataires.
Les nouvelles routes maritimes arctiques posent également des défis stratégiques pour les marines militaires. La présence accrue de navires commerciaux dans ces régions nécessite une surveillance renforcée pour garantir la sécurité et la souveraineté nationale. Les puissances maritimes intensifient leurs efforts pour affirmer leur présence dans l’Arctique, entraînant une course aux armements et à la technologie. Pour le commandant Puga, « les changements climatiques induisent des perspectives géopolitiques, par effet d’aubaine ». L’intérêt essentiel de la route du Nord-Est étant le transport du gaz, du pétrole, et des minerais russes puisés dans les ressources arctiques. Or grâce à leurs brise-glace, les Russes ont ouvert cette voie maritime neuf mois par an !
En 1519, devant le roi Charles Quint, le navigateur portugais Magellan promet d’ouvrir une nouvelle route maritime, par l’Ouest. Premier Européen à naviguer sur l’océan Pacifique, il ne reviendra pas de ce voyage. Mais en héritage, il laisse une mondialisation océanique. Il aura fallu cinq siècles pour que ce système connaisse sa plus grande turbulence, et un ordre maritime en pleine évolution.