Directrice depuis août 2024 de la coalition Cleantech for France, qui réunit des innovateurs et investisseurs pour dialoguer avec les décideurs publics, Célia Agostini était auparavant conseillère politique et parlementaire de la ministre déléguée à l’Industrie puis ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher.

L’Europe a troqué le « made in Europe » contre un simple « designed in Europe ». À la clé, ce sont des fermetures d’usines et la destruction de 2 millions d’emplois industriels en vingt ans en France, mises en lumière dans le documentaire de la journaliste Ella Cerfontaine « Qui a tué l’industrie française ? », récemment diffusé sur France 5. Pendant ce temps, les pays à qui nous avions confié nos usines dominent les chaînes de valeur, inondent nos marchés avec des produits plus innovants, plus compétitifs et souvent fortement subventionnés.

La Chine a su en jouer. À coups de subventions, d’aides ciblées et de choix technologiques assumés, elle contrôle aujourd’hui 80 % de la production mondiale de panneaux photovoltaïques et de batteries, plus des deux tiers de l’extraction et du raffinage des terres rares. En 2024, elle a capté 76 % des investissements mondiaux dans les usines de cleantech. Parce qu’elle engendre délibérément des surcapacités industrielles, la stratégie chinoise tire les prix vers le bas et fragilise les industriels européens.

Sans industrie, pas de souveraineté

Au moment où les États-Unis mènent une guerre commerciale inédite et ferment progressivement leur marché, il est impensable que l’Europe serve de déversoir aux surcapacités chinoises. Au contraire, elles sont notre levier pour conditionner l’accès à notre marché pour restaurer des conditions de concurrence équitables avec nos industriels.

Rebâtir notre outil productif est vital pour créer des emplois durables, sécuriser notre économie et préserver notre capacité d’innovation. Sans industrie, pas de souveraineté car c’est sur les lignes de production que naissent les procédés de rupture, les savoir-faire, les technologies. Mais l’enjeu dépasse la réindustrialisation : il s’agit de permettre à l’Europe de faire émerger les technologies stratégiques de demain. Et sans capacité de production en propre, nous ne serons jamais un partenaire crédible sur la scène mondiale.

Le contenu local, le « silver bullet »

L’Europe a pourtant un silver bullet : le critère de contenu local européen. Une règle claire : pour bénéficier de nos aides publiques, de garanties ou d’accès à certains marchés, une part minimale de biens, services ou main-d’œuvre doit venir d’Europe. Ce n’est pas une idée neuve, mais une vieille recette éprouvée. Les États-Unis l’appliquent depuis 1933 avec le Buy American Act, renforcé par l’Inflation Reduction Act, qui a permis de quadrupler leurs capacités de production solaire, souvent grâce à l’implantation de projets européens. La Chine, elle, impose ce principe depuis 1995 dans l’éolien, secteur qu’elle domine aujourd’hui. Alors, qu’attendons-nous ?

Le contenu local n’est pas un repli protectionniste, mais une stratégie industrielle assumée au bénéfice triple. Il permet d’ancrer en Europe les technologies clés et la valeur ajoutée, condition de notre souveraineté économique. Il crée des emplois durables, générateurs de recettes fiscales et sociales indispensables à notre modèle. Enfin, il attire les fonds privés sur des projets très capitalistiques, en sécurisant les débouchés industriels.

Produire en Europe a du sens. Les investisseurs et industriels ne réclament pas des subventions à perte, mais de la visibilité. Et le contenu local en donne.

Il est temps que l’Europe sorte des dogmes économiques et de sa logique de prix court-termiste. Nous imposons des critères stricts à nos producteurs de batteries, tout en ouvrant les bras à BYD en Hongrie ou CATL en Espagne, sans exigence d’emplois locaux ni de chaîne de valeur européenne. Nous pénalisons nos industriels, tout en favorisant ceux qui disposent déjà d’avantages structurels majeurs. La position est intenable.

L’Europe doit se penser comme une puissance

L’efficacité n’est plus dictée par le seul prix, mais aussi par une volonté politique. L’Europe doit réagir, et vite. Les droits de douane ne suffisent pas et sont parfois contre-productifs. Pire, ils alourdissent les coûts pour tous. Les instruments juridiques comme le Net-Zero Industry Act, le CBAM (mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) ou les clauses miroirs sont trop complexes et trop lents, ils reposent sur trop de critères indifférenciés. Le contenu local est un outil simple, puissant et structurant. Il permet de différencier les projets qui construisent l’avenir de ceux qui exploitent nos failles. Il oriente les investissements, structure les filières, crée un cercle vertueux entre production, emploi, innovation et recettes publiques.

L’Europe doit se penser comme une puissance. Autrefois simple partenaire, la Chine est aujourd’hui un rival stratégique. Le contenu local n’est pas une fermeture, mais une ouverture maîtrisée fondée sur la souveraineté stratégique, la résilience et l’intérêt général.

Le monde change. Nous devons changer avec. Comme l’a si bien dit Mario Draghi : l’heure du « make or break » a sonné pour notre industrie.

Par Célia Agostini