Relations commerciales avec les États-Unis, lutte contre le dérèglement climatique, nouvelle doctrine sur la défense… À deux semaines des élections générales, la société allemande se déchire sur des enjeux majeurs pour son avenir. Sylvie Goulard, présidente de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg et membre du Conseil de la Conférence de Sécurité de Munich, analyse pour WARM un « momentum » historique pour l’Allemagne.
Les résultats des élections du 23 février 2025 sont toujours incertains. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’extrême-droite semble à même de créer la surprise. Son accession au pouvoir n’est plus impossible. Comment qualifieriez-vous ce moment ?
Sylvie Goulard : Le jeu est ouvert, pour plusieurs raisons. D’abord, les spécificités du système électoral brouillent les pronostics : pour entrer au Bundestag, tout parti doit obtenir au moins 5 % des suffrages. Selon que le FDP (libéraux) et le BSW (extrême-gauche nationaliste) passeront ce cap ou pas, les rapports de force seront différents. Et chaque électeur allemand possède deux voix qu’il peut panacher pour favoriser des jeux de coalition.
En outre, l’Allemagne n’échappe plus à la montée de l’extrême-droite nationaliste qui saisit la planète entière. À en croire les sondages, l’AfD pourrait doubler son score de 2021, passant de 10 à 20 % environ. C’est une progression marquée, et préoccupante, pour un mouvement comptant des nostalgiques du nazisme, prônant la sortie de l’Union européenne, et hostile à l’Otan. Sa percée s’explique surtout par son discours opposé à la politique migratoire suivie depuis 2015. S’y ajoute la frustration sociale d’une partie des Allemands de l’ex-RDA où l’AfD fait ses meilleurs scores, sans oublier l’interférence ouverte d’Elon Musk dans la campagne.
À ce stade, il serait toutefois exagéré de parler d’accession au pouvoir. En tête dans les sondages (autour de 30 %), la CDU-CSU a formellement exclu toute alliance avec l’AfD, même si, à la suite des faits divers récents, Friedrich Merz a soumis au Bundestag une résolution visant à réduire l’immigration qui a recueilli les suffrages de l’AfD. La réaction de la société a été vive : Angela Merkel est sortie de sa réserve contre Friedrich Merz, le candidat de son parti. Les églises (catholique et protestante), comme la gauche, ont vivement dénoncé le glissement de la CDU. Des centaines de milliers de manifestants ont protesté dans les rues. À ce jour, les sondages restent néanmoins stables pour Friedrich Merz. Une chose est sûre : les thèses de l’AfD, jadis paria, se diffusent. Cette porosité pourrait avoir une incidence sur le contenu des politiques, même si l’AfD n’entrait pas au gouvernement.
L’économie allemande pâtit aujourd’hui de deux choix historiques qui ont fait sa prospérité : une dépendance envers le gaz russe bon marché et un modèle exportateur porté par le libre-échange et l’hyper-croissance de la Chine. Comment l’Allemagne peut-elle s’adapter à un nouveau contexte géopolitique dans lequel les relations commerciales avec la Russie sont devenues taboues et le retour de barrières douanières se concrétise avec Donald Trump ?
Sylvie Goulard : L’Allemagne s’est déjà adaptée, en réduisant drastiquement ses importations de gaz russe. Dès 2022, elle a construit des terminaux d’importation de gaz liquéfié. Quant à Friedrich Merz, il envisage de réouvrir des centrales nucléaires. L’enjeu, pour l’Allemagne aujourd’hui, est plus le coût de l’énergie que la dépendance à la Russie.
Dans un contexte de fermeture des frontières et de réintroduction des droits de douane, l’Allemagne, performante à l’export, est naturellement très exposée mais ses difficultés ne viennent pas du seul président Trump. Pendant la crise financière des années 2008-2015, la préférence mercantiliste de l’Allemagne, aboutissant à des surplus considérables de son commerce extérieur, avait été dénoncée comme une vulnérabilité. Les Allemands n’ont pas voulu entendre les voix amies qui les invitaient à un rééquilibrage. Ils subissent désormais des décisions prises ailleurs, à Washington, mais aussi à Pékin où le Parti communiste chinois a décidé de miser sur la montée en gamme des produits nationaux.
En Allemagne, l’attachement aux accords de libre-échange reste majoritaire (avec le Mercosur, par exemple), même si quelques voix critiques s’élèvent à gauche ou chez les partisans d’un découplage avec la Chine. N’oublions toutefois pas que la politique commerciale est une compétence exclusive de l’Union européenne, ce n’est plus une prérogative nationale.
Avec des variantes, les programmes des partis de droite annoncent un net recul des ambitions climatiques de l’Allemagne. Pensez-vous que les choix en matière de transition énergétique seront remis en cause ?
Sylvie Goulard : Là encore, il est difficile de prédire les décisions qui seront prises, une fois l’élection passée. Le retour au nucléaire, s’il se produisait, irait plutôt dans le sens d’une décarbonation, vu que l’Allemagne utilise encore des centrales à charbon très émettrices de CO2 quand l’énergie renouvelable, désormais abondante dans son mix énergétique, fait défaut. Il ne faut toutefois pas sous-estimer les oppositions que ce projet ne manquerait pas de susciter dans un pays où la société civile est, depuis des décennies, très mobilisée contre l’atome.
La contestation du Green Deal européen fait courir le risque d’un recul, qu’on touche aux règles de reporting extra-financier (CSRD), aux exigences de « due diligence », à la taxonomie ou au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Ces attaques ont quelque chose d’irrationnel quand la plupart des normes du Green Deal n’ont pas encore produit leurs effets, tandis que des législations nationales ou locales créent déjà notoirement, depuis des décennies, des entraves au business. La durée du chantier de la gare de Stuttgart, par exemple, est due à des considérations locales. Mais cette irrationalité même rend le débat difficile.
Se focaliser sur les normes aboutit surtout à occulter d’autres défaillances : le manque d’innovation, notamment dans le numérique ; la réticence passée à investir, notamment en raison des verrous constitutionnels à la dépense publique ; les entraves au marché intérieur des services financiers dont l’opposition au rachat de Commerzbank par UniCredit donne un exemple.
À mon sens, « l’Europe » et « le verdissement » servent en ce moment de bouc émissaire, en Allemagne comme dans d’autres pays. C’est commode pour éviter de voir l’ampleur d’autres réformes à mener.
Les questions de sécurité et de défense ont fait irruption dans le débat avec une très forte acuité. Jusqu’où l’Allemagne vous semble-t-elle prête à faire évoluer sa doctrine et à participer davantage à la sécurité européenne ? Comment évolue l’opinion sur ce sujet crucial ?
Sylvie Goulard : En raison de son histoire, et sur pression de ses alliés, les Allemands ont développé un rejet viscéral du militarisme. La RFA s’est construite sur l’intégration économique dans la Communauté européenne et l’intégration militaire dans l’Otan. Attachement au multilatéralisme et retenue volontaire (Selbstbeschränkung) sous-tendaient son positionnement. Après les aventures tragiques du début du XXe siècle, c’est une évolution heureuse. J’insiste d’ailleurs sur l’association très forte, en Allemagne, entre l’attachement à l’UE et l’engagement dans l’Otan, qui est souvent mal comprise en France. C’est d’ailleurs en raison du rejet par la France, en 1954, de la Communauté européenne de défense que la RFA s’est réarmée dans l’Otan, sous contrôle américain. À Paris, on a tendance à l’oublier…
Ceci posé, les budgets militaires allemands étaient nettement plus élevés dans les années 80/90 qu’ils ne l’ont été depuis le début du XXIe siècle. La fin de la guerre froide, l’élargissement de l’UE et de l’Otan, le commerce avec la Russie et la Chine (créant l’espoir d’un rapprochement politique fondé sur les liens commerciaux, selon la formule Wandel durch Handel), ont donné aux Allemands une illusion de sécurité.
La montée des dangers est perçue par l’opinion mais des poches de pacifisme subsistent, notamment dans les Länder de l’ancienne RDA et chez les électeurs de gauche. L’AfD en joue. Curieusement, alors que la Cour constitutionnelle a défendu bec et ongles la souveraineté de l’Allemagne dans l’Union économique et monétaire, personne, ni à Berlin ni à Karlsruhe, ne s’est jamais offusqué de la perte d’autonomie stratégique du pays en matière de défense. L’atlantisme résiste aussi à l’arrivée de Donald Trump.
Depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, le Chancelier Scholz a parlé de « changement d’époque » (Zeitenwende). Le président fédéral Steinmeier a aussi exhorté les Allemands à prendre leurs responsabilités. Ces discours représentent des étapes majeures, utiles. Ils n’ont cependant pas abordé la dimension européenne de la sécurité du pays. La fin de la « retenue » allemande est envisagée au niveau national. Aucune initiative majeure européenne, ni même franco-allemande, renforçant une défense supranationale, n’a suivi le déclenchement des hostilités par Poutine.