Heloïse Fayet dirige le programme de recherche « dissuasion et prolifération » au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle décrypte pour WARM by 2050NOW les grands enjeux du nucléaire militaire dans un contexte géopolitique bouleversé.

La crise actuelle du multilatéralisme augmente-t-elle inévitablement le risque de prolifération nucléaire dans le monde ?

Héloïse Fayet : Il y a assurément un retour du fait nucléaire dans les relations internationales, lié au délitement de l’architecture de sécurité globale et notamment des mécanismes de non-prolifération, dont la pierre angulaire est le Traité de non-prolifération (TNP). C’est un phénomène que nous observons depuis le milieu des années 2010 et qui s’est accentué avec la guerre en Ukraine. Face à la dégradation du contexte sécuritaire, plusieurs pays considèrent que la meilleure façon de se protéger consiste à se doter de leurs propres armes nucléaires. C’est la réflexion de la Corée du Sud face à la menace chinoise ou nord-coréenne ou pour pallier la dégradation des relations avec Washington. Le discours proliférant y est assez décomplexé.

Quels sont les pays où la volonté de se doter de l’arme nucléaire est la plus forte ?

Héloïse Fayet : Taïwan, la Corée du Sud, le Japon, l’Arabie saoudite ou encore la Turquie dans une moindre mesure ont des velléités proliférantes. Le cas de Taïwan est intéressant puisqu’il est un bon exemple de l’attrait renforcé à la suite de l’agression en Ukraine. Néanmoins, les Taïwanais ont beaucoup moins de connaissances techniques et scientifiques que la Corée du Sud et il leur serait plus difficile de développer des armes nucléaires. Sans compter les difficultés liées à leur statut.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit là de pays que nous considérons comme nos alliés. Ces derniers temps, un concept ressort, celui de « Friendly proliferator » ou de « proliférant allié ». Aux États-Unis, on entend même certains discours du type : « laissons les Sud-Coréens se doter d’armes nucléaires, cela nous coûtera moins cher que d’entretenir une présence militaire sur place. » En réalité, si nous autorisons les Sud-Coréens à obtenir des armes nucléaires tout en continuant à dire aux Iraniens qu’ils n’y ont pas droit alors que les deux États sont signataires du TNP, nous ferons face à des accusations de double standard. La prolifération n’est pas un sujet sur lequel on peut tenir une posture désinvolte.

Les États-Unis et l’Iran ont justement repris les pourparlers sur le nucléaire. Que peut-on raisonnablement en attendre ?

Héloïse Fayet : Difficile à dire… La politique américaine change d’heure en heure sans que nous ne percevions une ligne directrice. En revanche, nous savons très bien ce que les Iraniens attendent : un engagement fort de Washington à rester dans l’accord – et ne pas le quitter comme en 2018 – et une levée des sanctions. Mais nous ne savons pas réellement quelles sont les concessions que les États-Unis seraient prêts à faire. L’opposition récente de Donald Trump à des frappes israéliennes sur le territoire iranien est tout de même rassurante.

En France, Emmanuel Macron a déclaré vouloir ouvrir le « débat stratégique » sur l'extension de la dissuasion nucléaire française à d'autres pays européens. Comment analysez-vous cette stratégie ?

Héloïse Fayet : Quand on parle de dissuasion « élargie », le premier modèle qui vient en tête est le modèle américain avec un État, en l’occurrence les États-Unis, qui garantit qu’il pourra utiliser ses armes nucléaires pour défendre un autre État. C’est actuellement le modèle qui s’applique aux pays de l’Otan, au Japon, à la Corée du Sud, à l’Australie et à Taïwan.

La France a toujours eu des doutes sur la crédibilité de la dissuasion élargie américaine. Sommes-nous certains que les États-Unis seraient prêts à accepter le risque d’une riposte nucléaire sur leur territoire si jamais ils utilisaient une arme nucléaire contre la Russie parce que cette dernière aurait attaqué un pays de l’Otan ? La France promeut le concept d’une dimension européenne de ses intérêts vitaux, considérant que si la Pologne subissait une attaque conventionnelle de grande ampleur, cela aurait forcément des conséquences pour notre territoire. L’idée est donc de faire fonctionner la dissuasion nucléaire au-delà de nos frontières et de montrer à la Russie que nos intérêts vitaux – le fonctionnement de l’État, les approvisionnements énergétiques, le système financier, etc – peuvent potentiellement être affectés par des événements extérieurs.

Mais cette proposition française est-elle crédible ?

Héloïse Fayet : La question se pose à deux niveaux : est-ce crédible vis-à-vis de l’adversaire et vis-à-vis des alliés ? Pour les adversaires, il semblerait que oui, la Russie ayant réagi de manière retenue aux démonstrations de force françaises depuis 2022. Du côté des alliés, la crédibilité est à construire. C’est ce que tente d’élaborer le président Emmanuel Macron depuis 2020 avec plus ou moins de succès en fonction du contexte géopolitique.

Mais l’objectif – et l’Ifri y participe – c’est d’avoir des discussions franches avec les pays intéressés : Pologne, Suède, Allemagne, Grande-Bretagne, Roumanie… et d’identifier comment la présence française pourrait rassurer davantage ces États. De mon point de vue, cela passe notamment par du conventionnel, par le déploiement de militaires français dans ces pays davantage que par l’augmentation du stock d’armes nucléaires. La crédibilité de la dissuasion passe aussi par des engagements politiques. En fonction du prochain président et de sa posture vis-à-vis de l’Union européenne, les États membres miseront plus ou moins sur Paris pour les protéger.

In fine, on a l’impression que le nucléaire ne permet plus d’éviter des conflits ouverts. Sa capacité de dissuasion fonctionne-t-elle encore ?

Héloïse Fayet : À mon sens, la dissuasion nucléaire fonctionne toujours et le conflit ukrainien en est l’exemple. L’Ukraine n’était ni couverte par les garanties de sécurité de l’Otan, ni par celles éventuelles de l’Europe ou des États-Unis. Cela a permis à la Russie d’attaquer Kiev alors qu’aucun pays de l’Otan, alliance nucléaire, n’a été attaqué. D’un autre côté, l’Occident a été assez limité dans son soutien à l’Ukraine en raison du statut de puissance nucléaire de la Russie et donc du risque d’escalade. Les Russes eux-mêmes ont semble-t-il été un peu surpris de constater que nous, Européens, maintenions un soutien aux Ukrainiens, raison pour laquelle ils ont modifié et précisé leur doctrine d’emploi nucléaire en novembre 2024.

S’intéresser aux cas d’usages de l’arme nucléaire des pays qui en sont dotés est un bon moyen pour connaître ce que craint un État. Pour la France, ce serait, selon sa doctrine, en cas d’une « atteinte aux intérêts vitaux ». Pour les États-Unis, une « attaque de niveau stratégique ». Pour la Russie, la liste est plus exhaustive. Elle souligne notamment un « raid conventionnel de grande ampleur mené par plusieurs pays », révélant de fait que le Kremlin estime crédible une telle attaque.