Pour économiser les coûts du retraitement, des entreprises françaises confient leurs déchets à des collecteurs véreux, qui s’en débarrassent en pleine nature. Pour tenter d’endiguer ce fléau, les gendarmes multiplient les opérations.
Le chiffre est à peine croyable. Entre 2019 et 2021, 10 000 tonnes de détritus en provenance de centres de collecte d’Anvers en Belgique ont été déchargées illégalement dans des villages du Grand Est par un réseau criminel dont le chef de file a été condamné en 2024 à Lille à cinq ans de prison. Derrière cette affaire hors normes, se cache le business florissant en France de la contrebande de déchets.
De la Côte d’Azur à la Bretagne, en passant par les abords de Lyon et Marseille, on ne compte plus les découvertes nauséabondes d’amas de pneus usagés, de carcasses de voitures, de résidus plastiques, de gravats… « Le nombre d’infractions liées aux dépôts de déchets sauvages constatées par la gendarmerie a augmenté de 85 % entre 2017 et 2021 », a témoigné en 2022 devant le Sénat le général de gendarmerie Sylvain Noyau.
La criminalité organisée investit le secteur
En cause, des entrepreneurs sans scrupules (garagistes, artisans du BTP…) qui économisent ainsi les coûts du retraitement. Plus grave, sur le modèle de la Camorra napolitaine, « le secteur des déchets est investi par la criminalité organisée, attirée par des gains élevés et un risque pénal faible », signalait en avril 2023 une note confidentielle du service de renseignement du ministère de l’Intérieur.
Les clients de cette « éco-mafia » sont des entreprises, principalement du BTP, appâtées par les tarifs au rabais que leur proposent des collecteurs véreux. Au lieu d’expédier les gravats dans des installations agréées payantes d’incinération ou d’enfouissement, ces derniers s’en débarrassent en pleine nature sans débourser un centime, polluant l’air, les sols et les eaux.
Plus étonnant, « une enquête est en cours visant une vraie entreprise qui a pignon sur rue dans la valorisation des déchets, indique Jean-Philippe Rivaud, avocat général près la cour d’appel de Douai. Elle est suspectée d’avoir mis en place pour une partie de ses clients un circuit illégal qui évacuait par conteneurs entiers des volumes astronomiques de déchets vers le Vietnam notamment ».
Des revenus illégaux de 10 à 12 Mds € par an
Filières clandestines tenues par des réseaux mafieux ou entreprises mêlant activités légales et illégales, les enjeux financiers sont tels que les trafics de déchets sont en plein essor. À l’échelle européenne, ils généreraient des « revenus illégaux de 10 à 12 milliards d’euros par an, soit le même montant que le trafic de cannabis au sein de l’UE », estime la note du ministère de l’Intérieur.
Pour tenter d’endiguer ce fléau, les gendarmes français ont lancé entre mars et avril 2024 avec leurs collègues italiens, espagnols, hongrois et slovaques un vaste coup de filet contre les expéditions illégales de déchets entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Zone où les cargaisons de plastiques, moteurs en fin de vie, produits toxiques débarquent en masse au Vietnam, au Cambodge, en Thaïlande…
En amont, avec les douanes et Europol, les policiers et les gendarmes ont passé au crible des dizaines de milliers d’entreprises européennes de collecte, de tri et de recyclage des déchets – 58 000 rien qu’en France. Au final, une centaine d’exportateurs européens de déchets ont été ciblés et sont aujourd’hui dans le viseur de la justice. Lors de l’opération, 40 % des conteneurs contrôlés contenaient bien des déchets illicites.
Prochaine étape : « Nous allons remonter la chaîne jusqu’aux donneurs d’ordres pour savoir s’ils sont complices ou s’ils ont fait preuve de négligence dans le choix de leurs prestataires », prévient le général Sylvain Noyau, alors à la tête du Commandement pour l’environnement et la santé de la gendarmerie (Cesan), qui a coordonné l’opération.
Les investigations devraient déboucher dans les mois et les années à venir sur des poursuites. Et, les commanditaires, qu’ils aient agi de bonne foi ou non, risquent gros. En France, ils sont passibles de quatre ans de prison et de 750 000 euros d’amende. Peine portée à sept ans d’emprisonnement si les faits ont été commis en bande organisée. Sacrée épée de Damoclès.