La mise en valeur des territoires polaires lancée dès la période soviétique a fait de l’Arctique une zone stratégique, tant sur le plan économique que militaire : la Russie y concentre désormais des infrastructures pétrolières, gazières et minières qui génèrent jusqu’à 10 % de son PIB. La fonte spectaculaire du permafrost ouvre de nouvelles routes commerciales en même temps qu’elle menace gravement ces infrastructures vitales.
Le 6 novembre dernier, Vladimir Poutine assistait à la cérémonie de lancement du dernier-né de la flotte russe des brise-glace à propulsion nucléaire, le Tchoukotka, du nom de la plus extrême des régions russes de Sibérie orientale, sur le détroit de Béring. Le puissant navire de 173 mètres de long et déplaçant plus de 33 000 tonnes entrera en service en 2026, aux côtés de trois « jumeaux », l’Arctique, le Sibir et l’Ural, en attendant la fin de la construction du Yakoutie et du Leningrad et la mise en chantier imminente du Stalingrad. Aucun autre pays au monde ne dispose d’une telle armada. La Russie détient une flotte de 36 brise-glace, dont une petite dizaine à propulsion nucléaire, gérée par Rosatom, l’agence fédérale russe de l’énergie atomique.
Si le maître du Kremlin distrait une partie de son attention de la guerre en Ukraine pour s’intéresser aux brise-glace c’est que ces derniers sont aussi liés à des enjeux stratégiques pour la Russie : la maîtrise d’une autre « chasse gardée », au cœur des tensions entre la Russie, les États-Unis et l’Union européenne. Et les annonces tonitruantes de Donald Trump concernant le Groenland ne peuvent que rendre encore plus sensible le sujet de l’Arctique pour la partie russe.
Une zone stratégique
Pour la Russie, l’Arctique est une zone économiquement et militairement stratégique. Elle génère environ 10 % du PIB et c’est là où sont générées 17 % de ses exportations de pétrole, 80 % de ses ventes de gaz et un tiers de ses activités de pêche.
Lancée sous la période soviétique, la mise en valeur de ces territoires polaires a représenté un investissement considérable avec la construction de villes entières comme Norilsk, Vorkouta, Severomorsk (qui abrite la flotte du Nord), ou Montchegorsk. Délaissée après le démantèlement de l’URSS, la région a recommencé à mobiliser l’attention du Kremlin il y a une vingtaine d’années pour son caractère stratégique et ses ressources minérales.
Cet activisme a pris des formes parfois singulières : la Russie exploite dans l’archipel norvégien du Svalbard deux mines de charbon à Pyramiden et Barentsburg, une activité permise par le Traité du Spitzberg conclu en 1920 reconnaissant la souveraineté de la Norvège sur l’archipel et qui autorise les pays signataires (une quarantaine aujourd’hui) à exploiter des ressources naturelles. Jusqu’à aujourd’hui, seules l’URSS puis la Russie ont exercé ce droit. Le site minier de Pyramiden a cessé sa production en 1998, mais la Russie veut y installer aujourd’hui un centre de recherche en coopération avec la Chine. Et quant à la mine Barentsburg, elle poursuit ses activités, faisant vivre de façon parfois ostentatoire cette « colonie » russe au sein d’un pays européen.
De manière assez improbable, un nouvel acteur s’est invité ces dernières années sur la scène arctique : la Chine. Elle s’est fait reconnaître comme un « pays arctique », siège comme membre observateur au Conseil de l’Arctique qui rassemble les pays riverains. Depuis la guerre lancée par la Russie en Ukraine, la Chine a augmenté ses investissements dans le complexe pétrolier et gazier du Grand Nord russe et dans la modernisation d’un réseau de ports de commerce tout au long de la route maritime du nord qui relie la Russie à l’Asie par le détroit de Béring. Or le développement de cette route est l’un des grands enjeux actuels.
La route maritime du nord de plus en plus empruntée
La zone arctique se réchauffe à un rythme entre deux et trois fois plus élevé que la moyenne annuelle du globe. La superficie de la banquise est en déclin depuis 1980 (la surface des glaces en septembre, le mois où elle atteint sa taille minimum, est passée de 7,67 à 4,87 millions de kilomètres carrés), « une situation sans précédent depuis au moins 1 000 ans » selon les experts du GIEC (rapport spécial sur les océans et la cryosphère de 2019). À ce rythme-là, la route maritime du nord pourrait être débarrassée de toute glace en été dès 2035…
Naviguer de Mourmansk à Vladivostok par le détroit de Béring a toujours été le vieux rêve des explorateurs russes depuis l’aube du XXe siècle. La Direction générale de la route maritime du Nord a été créée en 1932 et dirigée un temps par Ivan Papanine, célèbre explorateur polaire, deux fois Héros de l’Union soviétique. Mais même en été, la voie était dangereuse et difficilement praticable sans le soutien de brise-glace. La diminution de la surface de la banquise et de l’épaisseur de la glace modifie en profondeur les perspectives de cette route maritime, notamment pour la Chine.
En 2014, 631 navires avaient emprunté cette voie, ils furent 1 300 en 2024 reliant à une très forte majorité la Russie et la Chine avec des cargaisons constituées à 50 % de pétrole. Sur ce type de voyage, le gain de temps est de deux semaines par rapport à la route classique par le canal de Suez. L’hypothèse sur laquelle travaillent la Russie et la Chine est naturellement celle d’une exploitation de cette route tout au long de l’année et pas seulement durant les mois d’été.
Fonte du permafrost, quelles conséquences ?
Mais la « médaille » (si l’on peut dire) du réchauffement des températures a un revers : la fonte du permafrost, ce sol gelé en permanence et dont les différentes couches peuvent atteindre plusieurs centaines de mètres de profondeur. En Russie, ce type de sol recouvre près de 60 % de la surface du pays, et en particulier en Sibérie et dans les zones polaires du pays. Mais depuis plusieurs années, ce permafrost fond, libérant du CO2 et du méthane et provoquant aussi l’effondrement des sols avec des dommages importants causés aux habitations ou aux infrastructures. Le 29 mai 2020, un réservoir contenant 17 000 tonnes de diesel s’est effondré à Norilsk à cause de l’affaissement du sol, causant la plus grande marée noire de l’histoire russe moderne.
Une étude publiée en 2022 par l’université de Oulu en Finlande1 conclut que 120 000 bâtiments, 40 000 kilomètres de routes, 9 500 kilomètres de pipelines reposent aujourd’hui sur du permafrost dont plus de 50 % pourraient être en risque dès 2050. Le premier pays concerné par cette situation est la Russie dont environ 60 % des installations du complexe pétrolier, gazier et minier repose sur ce type de sol. Certes, cela ne signifie pas que tout va s’effondrer dans les quelques années qui viennent. Des techniques sont mises en œuvre pour consolider ces infrastructures en les ancrant encore plus profondément dans le sous-sol au moyen de structures en acier. Mais le potentiel énergétique et minier est en partie en risque et sa maintenance va entraîner des investissements coûteux : entre 115 et 169 milliards de dollars au cours des deux prochaines décennies.
1 « Impact of permafrost degradation on infrastructure », Jan Hjort , Unité de recherche en géographie, Université de Oulu.