Alors que 99 % du trafic intercontinental de données transitent sous les mers, les attaques russes contre les câbles se multiplient, notamment en Baltique. Une menace pour les États comme pour les entreprises.

Dimanche 26 janvier 2025, un câble sous-marin reliant la Suède à la Lettonie a été gravement endommagé. L’attaque s’est produite dans les eaux suédoises, à une cinquantaine de mètres de profondeur. Cette fois-ci, pas d’atermoiements : le parquet suédois a ouvert une enquête pour « sabotage aggravé » et a saisi un navire suspecté d’être impliqué dans l’incident : le Michalis San, en route vers la Russie. Quelques heures plus tard, la Lettonie a déployé un navire de guerre sur les lieux et a signalé avoir identifié d’autres navires suspects dans la zone.

 © Jeremy Masse 

La mer est l’un des enjeux majeurs de la décennie. Le chiffre est sans appel : on estime que 99 % du trafic intercontinental de données transitent sous les mers. Historiquement, le premier câble fonctionnel est posé en 1851 entre la France et la Grande-Bretagne. Il sera opérationnel pendant onze minutes seulement, mais il établit les bases d’un nouvel ordre mondial des communications. En 1858, un câble reliant l’Irlande à Terre-Neuve permet à la reine Victoria de parler au président américain James Buchanan. C’est le vrai point de départ du réseau mondial en vigueur aujourd’hui. À l’époque, on sait ces câbles fragiles, mais on veut accélérer les communications entre les nations et les empires.

Aujourd’hui, nous redécouvrons cette même vulnérabilité, bien que la technologie n’ait plus rien à voir. Il n’y a pas, contrairement à ce que l’on entend parfois, de « guerres hybrides », il y a simplement différents moyens de faire plier l’ennemi. Car s’attaquer aux câbles de transmission de données ou aux câbles électriques, c’est affaiblir les adversaires connectés.

Un câble coupé tous les deux jours

Début 2025, on dénombre d’après Laurent Célérier, capitaine de Vaisseau et professeur à Science Po, 574 câbles sous-marins de communications, c’est-à-dire sans compter les câbles électriques, les gazoducs et les oléoducs. Si jusqu’à présent les ruptures de câbles accidentelles ou intentionnelles passaient largement inaperçues, elles sont devenues beaucoup plus visibles avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

« Dans le monde, on compte en moyenne un câble coupé tous les deux jours. Cela peut être dû à un séisme sous-marin ou une ancre de navire. Il s’agit a priori de coupures accidentelles, même si on ne peut pas exclure un acte de malveillance. Il est souvent difficile de déterminer la cause avec certitude », précise Michaël Trabbia, le patron d’Orange Wholesale, seul opérateur français dans le domaine.

Mais les faits récents suffisent à inquiéter de plus en plus. Le 25 décembre dernier, le câble électrique Eastlink 2 est rompu en même temps que quatre câbles de télécommunications entre la Finlande et l’Estonie. Les autorités finlandaises attribuent cette coupure à un navire pétrolier russe, le Eagle S, qui vient de quitter un port russe. On ne connaît pas avec précision le mode opératoire, il peut simplement s’agir d’une ancre très coupante, laissée à la traîne précisément au bon endroit.

Un mois plus tôt, en novembre 2024, deux câbles sont sectionnés entre la Suède et la Lituanie, ainsi qu’un autre entre l’Allemagne et la Finlande. Rapidement, ces actes ont été attribués à des opérations russes organisées, et déclenchent des réunions d’urgence au sein de l’Otan et des gouvernements européens.

La Baltique très vulnérable

Au siège de l’Organisation de l’Atlantique Nord, à Bruxelles, comme à Washington, Paris ou Helsinki, on décrit ces attaques comme faisant partie d’un programme russe de recherche sous-marine, impliquant des structures paramilitaires très bien financées et capables de localiser et d’endommager les infrastructures critiques. Le but de la Russie est simple : désorganiser et montrer sa puissance. Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe, avait précédemment menacé de détruire les communications sous-marines des « ennemis » de la Russie, renforçant ainsi les craintes d’attaques ciblées.

La Baltique est particulièrement visée, parce que facile à attaquer. D’une profondeur moyenne de 55 mètres, il suffit d’un équipement relativement rudimentaire, ou d’un mini sous-marin télécommandé et de bonnes informations cartographiques, pour endommager sérieusement des infrastructures essentielles. C’est la raison pour laquelle l’Otan vient de décider de renforcer son arsenal, en déclenchant l’opération « Baltic Sentry » le 14 janvier. Le but affiché, selon Mark Rutte, son secrétaire général : « intégrer les moyens de surveillance nationaux, l’objectif global étant d’améliorer la capacité de protéger les infrastructures sous-marines critiques et d’intervenir, si nécessaire. »

La France décide de participer à cette opération en déployant un avion de surveillance, un Altlantique 2 spécialisé dans la lutte anti-sous-marine, et le navire « Croix du Sud », un chasseur de mines équipé « de sonars à haute résolution qui permettent d’observer le fond assez précisément pour détecter une mine et donc un objet suspect à côté d’un câble », selon un haut responsable de la marine. Signe que la Russie prend ces opérations au sérieux, elle a ciblé avec un radar de batteries S400 (les plus perfectionnés dont elle dispose) l’avion français dès sa première sortie au-dessus de la Baltique, le 15 janvier. Les menaces russes et la riposte de l’Otan pourront provoquer une escalade des tensions, puisque « les capitaines de navires doivent comprendre que les menaces pesant sur nos infrastructures auront des conséquences, telles que l’arraisonnement, la saisie ou l’immobilisation ».

De leur fabrication à leur maintenance en passant par leur pose, les câbles sous-marins pèsent dans le bilan carbone du numérique, secteur responsable de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. D’autres impacts sur la biodiversité, la qualité des habitats marins et les ressources halieutiques restent largement méconnus, des recherches sont en cours pour évaluer l’effet des activités anthropiques sur le sol marin. L’impact des câbles sera probablement moindre que celui d’autres activités comme le chalutage de fond.

Des communications fragiles

Cependant, l’exemple de la Baltique est trompeur : facile à attaquer, mais facile à surveiller, car elle est à la fois peu profonde, proche de nous et des Russes. D’après un capitaine de navire de la marine nationale, « ce qui est fait là-haut serait impossible au milieu de l’Atlantique ». Et pourtant notre monde interconnecté est en train de montrer sa vulnérabilité en différents lieux.

Pour ne prendre qu’un seul autre exemple de la fragilité de nos communications, regardons le fonds marin au large de Djibouti, pointe de la corne africaine, au bord du Golfe d’Aden. Les Houtis, rebelles yéménites au pouvoir dans une large partie du pays, soutenant le Hamas à Gaza, et appuyés par l’Iran, aurait endommagé directement et indirectement au moins quatre câbles transitant entre Djibouti et l’Arabie saoudite en février 2024. L’un d’eux relie l’Asie de l’Est à l’Europe via l’Égypte, ainsi que la Chine à l’Occident via le Pakistan et le Qatar ; un autre relie le sud de l’Europe à l’Égypte, l’Arabie Saoudite, Djibouti, les Émirats arabes unis et l’Inde; le câble Seacom quant à lui relie l’Europe, l’Afrique et l’Inde et est également connecté à l’Afrique du Sud. C’est dire l’importance des connexions installées au fond du détroit de Bab-el-Mandeb, où transite aussi, à la surface, une grande partie du commerce mondial (plusieurs navires y ont été attaqués par des tirs de missiles depuis le 7 octobre).

Là aussi, ces attaques ont mis en lumière la vulnérabilité des infrastructures sous-marines, indispensables pour la sécurité et la souveraineté des États. Sans compter que la dépendance croissante au numérique signifie que toute perturbation dans les communications peut affecter le commerce international, rendant difficiles le transfert d’informations critiques et le traitement des transactions financières. D’un point de vue militaire, les câbles sous-marins sont également utilisés pour surveiller les communications internationales. Des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, ou la France, ont la capacité de lire une partie importante des échanges transatlantiques, ce qui soulève des préoccupations concernant la sécurité des données.

Un besoin vital de sécurisation

Les entreprises ont aussi un besoin vital de sécurisation de ces canaux. La protection contre les cyberattaques sur les câbles sous-marins nécessite une approche globale qui combine évaluation des risques, renforcement de la cybersécurité, collaboration internationale, sécurisation physique et formation continue. Il n’y a qu’en adoptant ces mesures urgentes que les groupes peuvent se préparer à faire face aux menaces croissantes qui pèsent sur ces infrastructures vitales. Heureusement, Michaël Trabbia précise « qu’il ne suffit pas de couper un câble pour arrêter le trafic. Le réseau de câbles constitue un vrai maillage et il y a beaucoup de redondance qui permet d’assurer la résilience du trafic. »

Ces derniers mois, les départements R&D des sociétés spécialisées commencent à réfléchir à enfouir les câbles à une profondeur de 0,5 à 3 mètres lorsque cela est possible pour réduire le risque de dommages mais aussi à des blindages de câbles pour les sections les plus vulnérables, afin de résister aux impacts.

Personne n’est aujourd’hui en mesure de savoir si la guerre des câbles se poursuivra et deviendra un sujet fondamental pour les échanges mondiaux. La seule certitude est que la guerre en Ukraine a montré que c’était non seulement possible, mais faisable.