Les géants américains du numérique multiplient les investissements dans les câbles sous-marins pour faire transiter leurs données. Avec l’ambition d’en devenir prioritaires pour mieux les contrôler. Au détriment des Européens ?

Longtemps dominée par les opérateurs télécoms traditionnels, la très stratégique activité des câbles est désormais convoitée par les géants du numérique. Ces derniers ont historiquement collaboré avec les groupes de télécoms, investissant dans des consortiums pour financer ces infrastructures très capitalistiques. Google, par exemple, est l’un des acteurs du projet Unity, un câble transpacifique reliant les États-Unis au Japon depuis 2011. Mais aujourd’hui, ces partenariats tendent à s’effacer, car les groupes de la tech changent de modèle économique et actionnarial. Plus question pour eux de se contenter d’être copropriétaires ou locataires d’une partie de la capacité de transit, ils visent la propriété exclusive. Les Gafam (Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon, Microsoft) investissent à tour de bras.

C’est le cas de Meta avec le câble Anjana, attendu en 2025. Ce projet reliera Myrtle Beach, aux États-Unis, à Santander, en Espagne. Contrairement à la plupart des câbles gérés en consortium, Anjana sera la propriété exclusive du groupe dirigé par Mark Zuckerberg. Fabriqué par OCC, une filiale de NEC Corporation, il est posé par Orange Marine.

Des motivations multiples

Pourquoi cet intérêt des Gafam ? Les raisons sont multiples. Ils cherchent d’abord à fluidifier l’expérience utilisateur. Plus la vitesse de transfert des données est élevée, plus les services numériques sont performants : temps de chargement réduits, interactions plus rapides, avec à la clé une expérience globale améliorée. Ils veulent aussi anticiper la montée en puissance du secteur. Avec l’explosion des services gourmands en données qu’ils proposent (cloud, streaming, intelligence artificielle), ils ont besoin de s’appuyer sur une infrastructure capable de répondre à une demande toujours croissante. 

Autre motivation : assurer résilience et redondance en déployant plusieurs câbles pour mieux résister aux pannes et autres incidents comme des sabotages. En cas de problème, les données doivent pouvoir emprunter d’autres routes. Enfin, pour des acteurs qui transfèrent des volumes gigantesques de données, posséder leurs propres câbles est bien plus rentable que d’en louer à d’autres opérateurs.

L’arrivée massive des géants du numérique dans le secteur des câbles sous-marins a indéniablement bouleversé l’ordre établi. Leurs investissements massifs ont permis des avancées technologiques, tout en réduisant les coûts de déploiement du fait de la mutualisation des infrastructures.

3 Mds€ d’investissements par an

Entre 2014 et 2025, le nombre de câbles sous-marins est ainsi passé de 263 à 574. Soit une croissance annuelle moyenne de 7 %. Les investissements se situent aujourd’hui « autour de 3 Mds€ par an », indique Michaël Trabbia, CEO d’Orange Wholesale. Surtout, l’évolution des capacités est impressionnante : de quelques dizaines de térabits par seconde (Tbits/s) dans les années 2010, certains câbles dépassent désormais les 100 Tbits/s, et Anjana pourrait atteindre 500 Tbits/s.

Les investissements des géants de la tech aident également à connecter des régions jusque-là marginalisées. En Afrique, par exemple, le projet à 1 Md$ Equiano, mené par Google pour relier le Portugal à l’Afrique du Sud via neuf points de branchement, dont la Namibie et le Togo, soit 15 000 km de câbles, témoigne d’une volonté de renforcer le maillage du continent.

Une concentration dangereuse

Cette concentration de ces infrastructures vitales entre les mains de quelques entreprises soulève de sérieuses questions. Selon une enquête du Monde, les géants du numérique posséderaient aujourd’hui près de 70 % du secteur câblier sous-marin.

En Europe, les opérateurs télécoms peinent à suivre : une réglementation ouverte à la concurrence et des retours sur investissement souvent inférieurs aux coûts les poussent à céder leurs actifs. Une opportunité saisie par les investisseurs américains, qui renforcent ainsi leur emprise.

Les questions liées à la souveraineté se posent aussi avec acuité : comment les États peuvent-ils encadrer ces infrastructures lorsqu’elles échappent à leur contrôle ? Et quelles garanties pour les consommateurs face à des acteurs privés en position dominante ? Si les progrès technologiques méritent d’être salués, les enjeux de contrôle et d’équilibre des pouvoirs deviennent cruciaux à l’heure où quelques acteurs privés – et très souvent non-européens – s’imposent comme les nouveaux maîtres des routes numériques.