Les conflits d’aujourd’hui ne se limitent plus aux champs de bataille traditionnels. Ils se jouent aussi sur les marchés des matières premières et des ressources énergétiques, indispensables au secteur de la défense. À l’heure où l’Europe se prépare à investir massivement dans ses équipements militaires, elle se découvre extrêmement dépendante d’Etats pas toujours amis pour ses approvisionnements en minerais.
Le 12 février dernier, Donald Trump annonce sur son réseau social des discussions avec Vladimir Poutine sur divers sujets dont la guerre en Ukraine, sans concertation avec Kiev ni l’Union européenne. Le même jour, à Bruxelles, le secrétaire à la Défense américain, Pete Hegseth, explique que la sécurité de l’Europe ne figure plus parmi les priorités de Washington. Et deux jours plus tard, lors de la conférence sur la sécurité de Munich, le vice-président J.D. Vance enfonce le clou en substituant à la menace russe un prétendu danger intérieur européen.
Mobilisation générale dans les capitales européennes
Dans les capitales européennes, la stratégie de l’administration Trump fait l’effet d’un électrochoc. En quelques jours, c’est toute l’organisation de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qui vole en éclats. Fini le parapluie américain, les Européens se découvrent seuls, vulnérables, condamnés à réagir dans l’urgence.
Depuis, les annonces s’enchaînent : le Danemark crée un « fonds d’accélération » pour le réarmement, et affirme qu’il consacrera 3,2 % de son PIB à la défense d’ici la fin de l’année. L’Estonie demande à placer la défense en tête des priorités du prochain budget pluriannuel de l’UE. La présidente de la Commission européenne propose d’assouplir les règles budgétaires pour encourager les investissements militaires. Et l’idée d’un parapluie nucléaire français élargi à l’Allemagne refait surface, un sujet longtemps tabou aujourd’hui évoqué par le futur chancelier CDU Friedrich Merz qui veut aussi injecter des centaines de milliards d’euros dans l’industrie de la défense et les infrastructures.
Le sommet européen extraordinaire du 6 mars marque aussi une étape décisive : l’Union européenne annonce sa volonté d’autoriser une dérogation temporaire à son cadre budgétaire pour doper ses capacités militaires. Et valide le plan ReArm Europe présenté la veille par Ursula von der Leyen pour mobiliser 800 Mds€ dans des dépenses d’armement.
Une dépendance forte aux ressources de pays tiers
Mais derrière ce sursaut politique, l’Union européenne est-elle en capacité de bâtir rapidement une défense « souveraine » ? Au-delà des lacunes de son outil industriel, la question des ressources sera clé. Si la guerre en Ukraine a brutalement rappelé sa dépendance aux hydrocarbures – 96 % de son pétrole et 87 % de son gaz sont importés –, le sujet des matières premières critiques est tout aussi crucial. Derrière chaque missile, chaque radar, chaque véhicule blindé se cache une chaîne d’approvisionnement qui repose sur des matériaux hautement stratégiques.
Depuis l’embargo chinois sur les terres rares en 2010 jusqu’à la guerre en Ukraine, les crises révèlent la dépendance des nations européennes à des ressources qu’elles ne contrôlent pas. L’Europe possède en effet peu de minéraux comme le rappelle Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles, dans un entretien à WARM. L’aluminium et le graphite sont, pour cet expert, les deux ressources les plus critiques pour l’industrie de défense, utilisés aussi bien dans l’aéronautique que dans les équipements terrestres et navals.
D’autres éléments sont également essentiels pour les systèmes électroniques par exemple : tous les métaux électroniques (terres rares, titane, etc.) ou encore le cuivre, le cobalt ou le lithium pour les batteries. Or, sur l’ensemble de ces métaux et alliages, la dépendance européenne est vertigineuse : plus de 90 % des approvisionnements proviennent de pays tiers, loin d’être toujours alignés avec les positions européennes.
Non seulement l’Europe ne peut pas compter sur son sous-sol, mais elle a aussi abandonné sa capacité de raffinage. « Jusque dans les années 90, la France raffinait plus de 50 % de toutes les terres rares du monde dans l’usine de Rhône-Poulenc, désormais intégrée à Solvay, à La Rochelle. Nous avons transféré notre technologie aux Chinois qui assurent désormais 80 % de la production et 100 % du raffinage », constate Benjamin Louvet, directeur des gestions matières premières chez Ofi Invest AM.
Rebâtir une filière industrielle
Face à cette dépendance, plusieurs stratégies sont sur la table. La première consiste à reconstruire une industrie européenne intégrée, du raffinage à la production finale. Simple à énoncer, long et complexe à réaliser. D’autant que cette ambition se heurte à un obstacle majeur : le prix de l’énergie en Europe, bien plus élevé qu’en Chine ou aux États-Unis. À défaut, Emmanuel Hache suggère de repenser complètement le modèle technologique de la défense en adoptant une approche « low-tech » : des équipements moins sophistiqués mais plus robustes, capables de fonctionner avec des matériaux plus accessibles. Un changement de paradigme qui, bien que peu évoqué aujourd’hui, pourrait devenir une nécessité face aux contraintes croissantes. D’autres actions pourraient s’avérer nécessaires, comme la constitution de stocks de matières stratégiques ou la mise en place d’une filière de recyclage de ces matériaux.
Dans sa délicate reconquête de minerais stratégiques, l’Union européenne ne peut guère s’appuyer sur des industriels miniers importants, pas un seul ne figurant dans le classement des 15 premiers mondiaux (voir notre infographie). Christel Bories, PDG du groupe minier français Eramet, se montre peu optimiste : « On part de très loin. Si on exploitait la totalité de ce qu’on a dans nos sols en Europe, on ne satisferait pas plus que 15 % de nos besoins. En outre, on se heurte aux risques environnementaux et aux opinions publiques. On voit déjà les difficultés que nos pays rencontrent pour installer des éoliennes, alors ouvrir des mines… Les deux seuls pays européens qui ont une – modeste – activité, la Finlande et la Suède, ont pu les exploiter dans des territoires totalement inhabités », estime-t-elle dans un entretien accordé à WARM.
La nécessaire transition énergétique des armées
Cette nouvelle priorité accordée aux enjeux de défense inquiète nombre d’acteurs de la transition énergétique, elle aussi gourmande en minerais, par exemple pour les batteries ou encore les turbines éoliennes et panneaux solaires. La lutte contre le réchauffement climatique risque-t-elle de passer au second plan ? « Il n’y a pas de concurrence entre transition et défense. Cette dernière doit intégrer la transition énergétique pour être résiliente », tranche Emmanuel Hache.
La volte-face américaine peut être une occasion de repenser la résilience de la défense pour regagner une partie de la souveraineté perdue. Tout dépendra du fléchage des dépenses militaires, qui pourraient ainsi ne pas avoir comme seule vertu de donner un coup de pouce à l’économie. La question reste de savoir si la France et l’Europe seront en capacité de le faire. Et à temps.