Les métaux nécessaires à l’industrie de la défense sont très peu présents sur le territoire européen. L’analyse d’Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles.
L’Union européenne se prépare à investir massivement dans la défense et va avoir besoin de nombreux métaux stratégiques pour ses équipements. Quels sont les plus importants ?
Emmanuel Hache : Tout dépend des types de matériaux militaires. L’Otan a établi une liste des matériaux critiques essentiels à la défense, notamment ce qu’elle définit comme les chaînes d’approvisionnement des alliés « contre toute perturbation susceptible d’impacter la posture de dissuasion ». Les deux métaux les plus cités sont l’aluminium et le graphite, car ils sont présents dans toutes les structures : aviation, équipement au sol, équipement de mer.
Viennent ensuite tous les métaux en « ium », comme le béryllium, le chromium, le germanium, mais aussi le cobalt ou encore les platinoïdes. Et également quelques-uns des métaux de la transition bas carbone et numérique, excepté le lithium qui est moins utilisé dans les équipements militaires. Et bien évidemment, le titane et le tungstène : le premier pour le renforcement et le second pour les munitions. La liste est donc assez longue.
L’Europe dispose-t-elle des ressources nécessaires sur son territoire ?
Emmanuel Hache : Sur la majeure partie, on est à 90 % de dépendance, soit sur le minerai soit sur le raffinage. On peut avoir potentiellement du raffinage, mais on n’a pas forcément les minerais. Dans les cas où on a les minerais, ce qui est plutôt rare, on va avoir quelques capacités de raffinage. Cela veut donc dire que nous sommes vulnérables sur l’ensemble de la chaîne de valeur des équipements militaires. Le cas français est assez symptomatique : à l’exception de l’hafnium qui est abondant dans le sous-sol, du nickel, de l’or et d’un peu de cobalt, nous sommes dépendants à plus de 95 %.
Est-ce qu’il existe des réserves stratégiques ?
Emmanuel Hache : Dès 1939, la France a constitué les premières listes de matériaux stratégiques, à l’initiative des militaires. Par la suite, nous avons constitué des stocks stratégiques. Ils ont été abandonnés en 1997 : un rapport du Sénat a estimé qu’ils n’étaient plus vraiment utiles, on se sentait en sécurité.
Il y avait aussi une motivation financière : stocker coûte de l’argent. Et surtout que doit-on stocker ? Est-ce qu’il faut privilégier le bas de la chaîne de valeur, ou au contraire le haut ? Prenons l’exemple du titane : des minerais qui permettent d’avoir du titane, il y en a un certain nombre. Est-ce qu’il ne faut pas se focaliser davantage sur les éponges du titane ? Autre exemple, le cuivre : cela n’a aucun sens en termes de masse stockée de constituer des stocks.
Un autre élément a joué, c’est ce que j’appelle le paradigme Fukuyama. Lorsque celui-ci a évoqué la grande marche vers la démocratie libérale, ce que l’on a appelé la fin de l’histoire, l’industrie a estimé que les matières premières n’étaient plus un sujet d’approvisionnement mais un problème économique. La priorité, c’était d’optimiser les coûts, d’aller chercher les ressources là où elles étaient les moins chères. Même les États-Unis ont réduit leurs réserves jusqu’à ce que Trump en 2017 ne décrète l’urgence nationale sur le sujet. Avec la Corée du Sud, le Japon ou la Chine, ils font partie des pays qui ont des stocks. En France, des pans de l’industrie en ont potentiellement mais l’information est classée secret défense, à juste titre.
À défaut de stocks, la France s’est-elle préparée à cette guerre des minerais ?
Emmanuel Hache : Je peux affirmer que la France est l’un des pays européens les plus préparés sur ces sujets. Dès 2010, après la crise des terres rares, la France crée le COMES (comité pour les métaux stratégiques) pour évaluer les besoins et dépendances. Et en 2019, Brune Poirson, alors secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, lance trois groupes de travail sur les matériaux critiques pour la transition énergétique (mobilité, éolien, solaire), réunissant le CEA, le BRGM et d’autres experts.
Le rapport Varin de 2022 a permis de structurer la démarche avec la création d’une Délégation interministérielle aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques, qui joue un rôle diplomatique et industriel, et de l’Ofremi (Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles), qui réalise des stress tests sur les approvisionnements. Et en 2023, le président de la République a lancé un nouvel inventaire minier sur le territoire. Le problème n’est pas identifié que par la France, mais au niveau européen, il y a souvent un écart entre discours et action.
Faut-il aujourd’hui relancer des projets miniers ? Quel intérêt, tant sur le plan énergétique qu'économique, pour la France et l'Europe de reconstituer des capacités de production ?
Emmanuel Hache : L’ouverture de mines n’a de sens que si elle s’accompagne d’une reconstruction complète de la filière métallurgique, incluant le raffinage. Extraire des minerais pour les envoyer en Chine n’apporte aucun bénéfice stratégique. Il faut assurer une intégration complète de la chaîne de valeur. Le prix de l’énergie est un obstacle majeur : il est bien plus élevé en Europe qu’en Chine ou aux États-Unis. Cela explique en partie la disparition des industries minières et métallurgiques en France. Sans une solution à ce problème, il sera difficile de reconstruire une industrie compétitive.
Pour garantir une production souveraine du minerai jusqu’à l’intégration dans les produits finaux, il faut accepter de payer un « premium » pour la souveraineté. Ce surcoût pourrait être fixé et financé par l’Union européenne, afin d’inciter les acteurs à privilégier une production européenne.
La réflexion doit aussi intégrer la dimension temporelle : les ressources critiques pour la défense doivent être anticipées bien en amont, car les besoins actuels concernent des conflits potentiels dans 30 ans.
En résumé, deux voies me semblent envisageables : soit construire une véritable industrie européenne avec des financements et un cadre stratégique clair, soit changer de modèle en adoptant une approche « low tech », en simplifiant les équipements et les besoins industriels, entrer dans une sorte « d’économie de guerre ». Il est possible d’aller vers des équipements moins technologiques mais plus résistants.
Est-ce que le recyclage peut présenter un potentiel intéressant ?
Emmanuel Hache : Le recyclage seul ne suffira pas à couvrir les besoins futurs : même avec un taux de recyclage de 80 %, avec le taux de croissance de la consommation de métaux actuel, c’est-à-dire 3 %, on devra en 2060 aller chercher trois fois plus de minerais qu’aujourd’hui. Mais une approche combinant sobriété et recyclage peut limiter cette dépendance. Reste un défi : le temps d’immobilisation. Ce qui se recycle très bien est généralement ce qui est immobilisé le plus longtemps, ce qui retarde le réemploi ! Trois leviers peuvent aider : l’optimisation des flux de retour vers l’industrie, notamment pour les batteries et composants, l’écoconception pour limiter les alliages complexes pour faciliter le recyclage et l’obligation d’intégration de matériaux recyclés dans les produits (taux élevé, comme prévu pour les batteries en UE).