Au lendemain de l’échec de la COP30, l’économiste Patrice Geoffron, professeur à l’Université Paris Dauphine-PSL, analyse la nouvelle carte des affrontements géopolitiques sur la question sensible des énergies fossiles. Il décrit un monde divisé en deux camps et voit un risque de baisse des prix jusqu’à la fin de la décennie, qui pénalisera l’adoption des technologies bas-carbone. 

Cette fin d’année 2025 est marquée par une incapacité à baliser le chemin d’une sortie progressive des énergies fossiles : le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie table sur une demande forte et persistante, et les « pétro-states » ont empêché toute avancée sur ce sujet lors de la COP30. Comment interprétez-vous ces signaux convergents ? 

 Patrice Geoffron : Dans cette séquence, il faut d’abord décrypter le dernier « World Energy Outlook » (WEO) de l’Agence internationale de l’énergie, ainsi que le « Gap Report » de l’ONU, également publié en novembre : ces deux institutions sont en tension avec les États-Unis et font l’objet d’une pression constante qui les pousse à se légitimer en soulignant la robustesse et la transparence de leur méthode. Dans cet esprit, on observe que le WEO est moins focalisé sur le scénario « net zéro » (qui est « normatif ») que sur ceux qui analysent les politiques publiques à l’œuvre ou programmées. Cette approche conduit aussi à moins mettre la lumière sur la question du pic pétrolier, un chiffon rouge face à l’administration américaine prônant le « Drill, baby, drill ! ».

Et, sans surprise, il y a eu non seulement un coup de frein, mais un retour en arrière à Belém par rapport à ce qui avait été acté timidement lors de la COP28 de Dubaï dans le texte final – avec le fameux « transitioning away » –, esquissant pour la première fois la perspective d’une sortie des fossiles. Le fragile consensus multilatéral s’est fracturé, mais le sujet ne disparaît pour autant car une coalition de volontaires – sans doute plus de 80 pays – va se constituer, à la manière des précédentes coalitions thématiques sur le charbon, le méthane ou la déforestation (notamment issues de la COP26).

Une division du monde en deux camps est ainsi établie, avec d’un côté des pays très dépendants en importations fossiles – dont, évidemment, l’Europe – qui veulent définir une feuille de route ; et un autre camp, très nombreux également, autour de « petro-states » – Russes et Saoudiens en tête – mais aussi nombre de pays en développement comme l’Inde – et qui ont une revendication essentielle qu’il nous faut entendre : « la priorité des priorités, c’est la question du financement ». Les Indiens n’émettent que deux tonnes de CO2 par habitant, quand les Européens sont en moyenne plus de quatre fois au-dessus, et ne veulent pas se lier les mains via une sortie du charbon, indispensable à leur modèle de développement…

Les 1 300 milliards/an de financement dédiés au Sud annoncés à Belém d’ici 2035 sont certes très impressionnants, mais tous gardent à l’esprit les difficultés du monde à assembler 100 milliards au début de notre décennie. Le gap est vertigineux.

Un dernier point : il était un peu irréel de dire « programmons une sortie des fossiles » dans un contexte où les États-Unis, le plus puissant des « petro-states », boycottaient la COP avec les discours que l’on sait…

Comment interprétez-vous l’extrême discrétion de la Chine alors qu’elle semblait avoir des arguments pour se poser en leader de la transition ? 

Patrice Geoffron : Comme par le passé, la Chine prend généralement des engagements volontairement modestes pour mieux valoriser ensuite ses performances. Ainsi, au moment de la COP21 en 2015, la perspective était celle d’une inversion de la courbe des émissions chinoises vers 2035. Or, il est possible que le pic chinois ait été atteint dès l’an dernier. Aussi, il est plausible pour la Chine de faire mieux que son engagement à la COP30, à savoir une baisse d’environ 10 % en 2035.

La Chine se cache donc, mais sa capacité de réduction de ses émissions est éclatante dès lors qu’elle détient entre 40 % (électrolyseurs) et près de 100 % (cellules photovoltaïques) de la capacité de production mondiale des principales technologies de décarbonation. Pékin n’a pas besoin d’afficher des déclarations triomphantes pour écouler ses produits au reste du monde. 

En revanche, les Chinois se focalisent sur les règles du commerce et combattent les taxes carbone et les mesures protectionnistes aux frontières (comme les Indiens), pointant les Européens à la COP. Ce sera, à l’évidence, un point de tension à l’avenir dans un plus grand jeu qui dépassera le seul périmètre de l’action climatique. Il faut s’attendre à la poursuite de tensions aiguës sur les batteries, les véhicules électriques, les terres rares et autres minerais critiques. Et, face à l’isolationnisme américain, les Chinois vont encore plus vouloir écouler leurs produits et équipements sur le grand marché européen, et tout particulièrement dans le domaine des technologies bas carbone.

Dans ce tableau, les Brésiliens, qui ont accueilli et piloté cette COP30, semblaient parfois très ambigus. D’un côté, Lula voulait un engagement sur la sortie des fossiles, et de l’autre, il autorisait de nouvelles explorations dans son pays… 

Patrice Geoffron : Je vais prendre le contre-pied du constat déceptif qui a suivi cette COP. Je trouve que les Brésiliens ont « mouillé la chemise ». Évidemment, il y a une ambiguïté. Dès lors qu’il s’agit d’un pays émergent avec des ressources fossiles, il est très compliqué de les laisser sous terre… Mais si on regarde sur la carte du monde, les moins légitimes à extraire des fossiles de leur sous-sol sont les États-Unis. Compte tenu de leur responsabilité historique – aujourd’hui chaque Américain émet en moyenne 15 tonnes de CO2 par an – , et de leur capacité à accéder à des technologies de substitution, pointer du doigt les Brésiliens procède, a minima, d’un manque de recul historique. Et, les difficultés qu’ils ont rencontrées au cours de la COP ne sont pas imputables à un défaut d’engagement.

Par ailleurs, les avancées sur le cadre du financement, et notamment la partie dédiée à l’adaptation, sont intéressantes. Les Brésiliens sont parvenus à mettre ces sujets sur la table. Le fonds sur les forêts tropicales primaires, même faiblement doté au départ, de même que le financement des dommages, enclenchent une dynamique. Les réflexions sur l’équité sociale, si importantes pour l’avenir, sont aussi à souligner : il tenait à cœur aux Brésiliens, et à Lula en particulier, de mettre en avant les risques induits par la transition, avec un impact social sur les pays, les filières, les entreprises et les travailleurs et travailleuses des filières carbonées. Et, à l’évidence, il était particulièrement pertinent que ce soit le Brésil qui mette ces préoccupations à l’avant-scène.

Le processus de la COP a quand même montré des limites : face aux difficultés des États à s’entendre, certains plaident pour une ouverture à d'autres parties prenantes, les régions, les entreprises, les citoyens, bref faire autrement… 

Patrice Geoffron : Peut-être, mais, dès lors que ce sont les États qui ont la main in fine, je ne suis pas sûr qu’un élargissement de l’enceinte soit de nature à modifier la donne. Quoi qu’il en soit, il me semble que ce n’était pas l’année pour ouvrir ce débat. L’enjeu était tout autre : il fallait faire la démonstration que l’isolationnisme américain, représentant un grave danger pour processus onusien, ne suffisait pas à faire voler le multilatéralisme en éclats. Certes, la chaise vide américaine est problématique dès lors que l’UNEP estime un risque de + 0.1 de réchauffement du fait de ce désengagement. Mais la COP30 a montré une forme de résilience face au mépris américain.

Dans ce contexte, le prix de l’énergie est une autre question qui vous préoccupe. Pour quelles raisons ? 

Patrice Geoffron : Le bazar mis par Trump et les politiques publiques telles qu’elles se dessinent désormais sont de nature à tirer les prix du pétrole et du gaz vers le bas, au moins transitoirement. C’est notamment ce qu’indique l’AIE pour la suite de la décennie. Un tel contexte, sauf à généraliser des fiscalités « carbone », sera de nature à réduire les incitations à adopter des technologies bas carbone, dont la compétitivité se trouvera amoindrie. 

Dans quel état l’Europe sort-elle de cette COP30 ? 

Patrice Geoffron : Quand on regarde le « Gap report » de l’ONU sur les émissions de GES en 2024, elles augmentent partout sauf en Europe. Nous sommes l’exception et incarnons la zone du monde la plus avancée de la transition. Mais nous sommes habités par la crainte de se retrouver isolés, sans réelle capacité d’influence. La COP30 a révélé ce risque.

L’Europe ne doit cependant pas commettre une erreur tragique : prendre argument de l’incapacité de la COP à baliser une sortie des fossiles et du nouveau contexte international, pour ralentir sur la route de la transition. Il ne faut pas oublier la violence du choc énergétique de 2022 et certaines de ses conséquences (sur l’inflation, la compétitivité, …). La rupture avec la Russie ne suffit pas à nous mettre hors de toute pression : une part de nos importations de fossiles provient d’un Moyen-Orient qui n’offre pas les meilleures garanties de stabilité ; une autre provient des États-Unis, dont le président n’hésitera pas à faire de ces relations une arme de pression à notre encontre (dans un jeu commercial plus global, pour des motifs géopolitiques divers, parce que nous avons des velléités de régulation des GAFAM…). Réduire nos dépendances est aussi un enjeu de sécurité.