L’agriculture n’échappe pas à la montée des rapports de force. Comment continuer à produire pour nourrir le monde dans un contexte troublé et face à un changement climatique de plus en plus dévastateur ? Sébastien Abis, directeur du club Demeter et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), nous livre son analyse. Il est l’auteur de Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050 (éd. Armand Colin, 2024) et de l’ouvrage Le Déméter 2025 – IRIS : Nourrir 2050 de la fiction à la réalité. 

On a aujourd’hui le sentiment que les enjeux agricoles durcissent les rapports de force entre nations. Est-ce le cas ? 

Sébastien Abis : L’agriculture a toujours été au centre de jeux de partages et d’échanges. Et ces échanges ont été majoritairement facteurs de compréhension, d’interdépendance et donc de paix. Le commerce agricole et alimentaire mondial est un marché important qui représente près de 10 % du commerce total, toutes marchandises confondues, avec un quadruplement en volume et en valeur depuis vingt-cinq ans. Néanmoins, seuls 10 % de ce qui est produit franchit une frontière et donc 90 % est consommé par le pays producteur (hors denrées spécifiques types café ou cacao par exemple). 

Mais on assiste ces dernières années à un durcissement des relations internationales et les enjeux agricoles se retrouvent complètement embarqués dans ce mouvement. On peut même dire qu’on assiste à une « arsenalisation » du commerce agricole avec le changement des règles qui ont prévalu depuis 1945. Le monde post 45 n’est pas intégralement mort, mais une partie des États ne le reconnait plus et en conteste le fonctionnement, la légitimité ou la gouvernance. Et les échanges agricoles ont un caractère tellement stratégique, universel, vital et répétitif, qu’il peut y avoir une instrumentalisation de cette arme alimentaire et une monétisation de ce pouvoir agricole. Être en situation de dépendance agricole, c’est présenter une très grande vulnérabilité vis-à-vis, à la fois, de sa population, et des acteurs internationaux. 

Le commerce agricole est-il représentatif d’alliances ou de blocs géopolitiques existants ? 

Sébastien Abis : Certains pays comme l’Inde légitiment une politique de « multi-alignement » tandis que d’autres rentrent dans des logiques de blocs ou sont dans un pragmatisme le plus total. Trump l’incarne par son côté hyper transactionnel. La Russie, compte tenu de son poids agricole, n’hésite pas à exporter des denrées à des prix hyper compétitifs en échange de contreparties : commander de l’armement, s’équiper d’une milice, voter à l’ONU contre telle résolution… Avec les sanctions, elle a aussi compris qu’elle allait être challengée sur les questions de paiements et de circuits financiers. Moscou fait donc de l’« ingénierie financière » pour éviter trop de traçabilité via des montages ou des intermédiaires à Dubaï et ailleurs. Enfin, avec les BRICS ou l’Organisation de Coopération de Shanghaï, Moscou propose de plus en plus de « dédollariser » les échanges agricoles, ou d’être payé en bitcoins plutôt qu’avec une transaction swift. 

Il existe donc des alliances circonstancielles, pragmatiques, mais aussi des logiques de blocs et de commerce au sein d’un club. Et la tentation peut aller jusqu’à refuser de commercer avec un pays s’il n’en fait pas partie. On peut donc avoir des dynamiques qui ne répondent plus à une logique de marché impliquant des règles communes ou du droit. Ainsi, le blé russe ne joue pas avec les mêmes règles que le blé français sur le marché mondial. On a aussi l’exemple de pays qui font du troc agricole comme l’Iran, pays sous sanctions, que ce soit avec Dubaï, Abu Dhabi ou Oman. C’est une économie informelle par opportunisme, nécessité ou idéologie. 

Quels pays utilisent leur agriculture comme un instrument de puissance ? 

Sébastien Abis : Tous les États veulent être puissants ou sécurisés sur le plan agricole. À une exception près : la Corée du Nord, qui a fait une croix sur son agriculture et est sous perfusion chinoise. 

Maintenant, il convient de distinguer les puissances agricoles – Russie ou Brésil par exemple — et les puissances alimentaires – Corée du Sud, Italie, Écosse – avec des offres très typées en termes de produits. Certains pays combinent les deux, c’est le cas de la France. D’autres États vont miser sur la logistique, sur leur emplacement géographique, leurs infrastructures portuaires ou aéroportuaires pour être influents (Pays-Bas, Turquie, Singapour). 

Il y a aussi des pays qui sont des « impuissances agricoles » mais qui tentent de réduire cette vulnérabilité en développant leur agriculture. C’est le cas du Maroc qui a compris que l’incertitude commerciale et climatique allait s’accentuer et a fait le choix de la développer malgré l’adversité. Enfin, certains pays font des choix pragmatiques, ciblés sur certaines cultures ou produits, car cela correspond à une demande sur le marché mondial. Ainsi, depuis quinze ans, la Turquie mise sur la production de farine alors même qu’elle est importatrice de blé. Mais elle fait ce choix sachant que la farine s’achète partout dans le monde et particulièrement au Moyen-Orient et en Afrique. 

Enfin, des impuissances agricoles et alimentaires peuvent aussi être structurelles ou conjoncturelles. Quand une guerre éclate, cela impacte forcément l’agriculture. La Syrie qui avait une puissance agricole relative est tombée dans de l’impuissance alimentaire. C’est une faim provoquée par l’emballement géopolitique, la dégradation sécuritaire et la disparition de l’État. 

Quelles régions agricoles seront les plus touchées par le changement climatique ?

Sébastien Abis : Dans certaines régions du monde, l’Afrique du Nord ou le Moyen-Orient, on est déjà sur une pénurie foncière. Et le changement climatique risque d’y générer une baisse des rendements sauf rupture technologique. Selon le GIEC et l’ONU, entre 3 et 5 Mds de personnes vivront dans des pays arides, en très fort stress hydrique après 2050. Et sans eau, pas d’agriculture. 

A contrario, dans les latitudes nord, à l’extrême nord des États-Unis, du Canada, du Groenland, dans les pays scandinaves ou encore dans le nord de la Russie, l’élévation des températures va permettre de mettre davantage de terres en culture, avec des périodes de gel moins longues et une augmentation attendue des volumes de production. La Russie ne manque pas de rappeler qu’elle pourrait être gagnante du changement climatique. Mais le dégel de ces sols va aussi libérer des bombes carboniques. Quand Donald Trump s’intéresse au Groenland, il s’intéresse aussi à ce potentiel agricole et à ces futures terres arables.

Le changement climatique va donc amplifier l’incertitude agricole. Et le grand défi de ce siècle va être notre capacité à produire plus pour répondre à la croissance démographique malgré ces conditions. D’autant qu’il faut produire en décarbonant et en assurant une certaine stabilité. Mais dans les faits, nous risquons d’être confrontés à des yoyo de productions avec des relations internationales qui se durcissent et se volatilisent. Mécaniquement, le changement climatique va donc renforcer la nécessité d’interdépendance mais cela se heurte à la tendance géopolitique actuelle du repli et du souverainisme. C’est une tension majeure pour la marche du monde.