Co-créateur de l’assistant vocal Siri, directeur scientifique de Renault Group et auteur de plusieurs ouvrages sur l’intelligence artificielle, Luc Julia est basé à Palo Alto, au cœur de la Silicon Valley. Il analyse les enjeux géopolitiques pour les États-Unis, la Chine et l’Europe de la folle course à l’IA.
Les modèles de l’IA changent-ils déjà l’art de la guerre ?
Luc Julia : Oui, évidemment, les guerres exacerbent l’innovation. La Seconde Guerre mondiale a été décisive pour la création de la bombe atomique. Les guerres mobilisent des fonds considérables, il n’y a plus de limites, on trouve l’argent. Le dernier exemple : l’utilisation massive et sophistiquée des drones dans la guerre de la Russie contre l’Ukraine, qui n’a rien à voir avec les conflits précédents. Les drones d’aujourd’hui sont optimisés par l’IA, avec une capacité d’autonomie, de portage, de ciblage, et de distance qui en change la nature et l’usage.
L’autre théâtre de transformation est celui de la désinformation, l’IA donne à la désinformation une capacité industrielle, cette arme de guerre change aussi de dimension et de niveau de dangerosité.
Comment décririez-vous le momentum américain sur l’IA, dont le développement paraît aussi fulgurant que sans limite ?
Luc Julia : Il faut bien comprendre que le momentum est permanent dans la Silicon Valley. Il est fait de hauts incroyables, comme il y a deux ans, et de bas, comme aujourd’hui. Cela ne s’arrête jamais. Deux grandes écoles s’affrontent aux États-Unis : celle du gigantisme, avec du cloud à outrance, poussée par Donald Trump et ses projets de data centers pharaoniques, et dont Musk et Altman (OpenAI) – qui mènent la course folle aux milliards d’investissement – sont les locomotives ; ils sont en train de créer une bulle qui finira bien par éclater.
La seconde école est celle des IA plus frugales, plus spécialisées, plus décentralisées, qui se développent avec la promesse de l’IA argentique, des machines plus petites qui seront capables de travailler ensemble pour résoudre des tâches concrètes. Elle aussi, devrait connaître une bulle.
Comment les Chinois se positionnent-ils ?
Luc Julia : Les Chinois sont beaucoup plus pragmatiques. Ils ont d’abord beaucoup copié et espionné : il ne passe pas une semaine dans la Vallée sans qu’un employé d’origine chinoise ne soit démasqué et renvoyé. Ils ont appris dans les meilleures universités du monde occidental et ont maintenant leurs propres universités scientifiques de très haut niveau.
Mais les Chinois ont buté sur un problème de taille : ils n’avaient pas la maîtrise du hardware, en raison des restrictions américaines à l’exportation des logiciels servant à fabriquer des puces électroniques. Mais ils sont en train d’essayer de résoudre ce problème et dès qu’ils y parviendront, leur développement sera encore plus spectaculaire. Ce que les Chinois ont réussi avec DeepSeek, une IA bâtie avec un budget minuscule, en open source, en utilisant la distillation (des modèles plus petits) est très malin et donne la mesure de leur savoir-faire. Dans l’IA, nous avons donc un choc de deux souverainetés, les États-Unis et la Chine.
Où se trouve l’Europe dans ce paysage dominé par ces deux géants ?
Luc Julia : Sur la technologie, l’Europe n’est pas à la traîne. Les ingénieurs européens, et notamment français, sont les plus créatifs, les plus inventifs. Mais l’Europe bute sur deux obstacles majeurs. Le premier, c’est sa capacité à lever des fonds. Les VC européens ne peuvent pas s’aligner sur les fonds de la Silicon Valley. Les uns comptent en millions, les autres en milliards. Le second obstacle, c’est que l’Europe ne dispose pas d’un cloud souverain. Et sans cloud souverain, pas de données souveraines… Thales travaille avec Google (pour S3NS), Capgemini et Orange avec Microsoft (pour Bleu), il n’y a donc pas garde-fou possible ; OVH manque de fiabilité ; OutScale, fondé par Dassault Systèmes, est surtout utilisé en interne ; enfin, Scaleway, initié par Xavier Niel, offre le plus de services, mais il est conçu en open source et ne peut garantir de souveraineté. Ces deux obstacles sont malheureusement rédhibitoires.
L’Europe a-t-elle raison de vouloir réguler les développements fulgurants de l’IA ?
Luc Julia : Je suis un authentique partisan de la régulation mais à condition que ce soit sur des champs que l’on comprenne bien… Le problème de l’« IA Act » – le règlement européen adopté en juin 2024 – c’est qu’il a été fait en réaction, et a interdit des choses a priori, sans savoir. Aux États-Unis, on ne veut pas réguler, mais il y a quand même une régulation a posteriori, elle se met en place par la jurisprudence. Je fais un parallèle avec les années 1980, quand s’est posée la question des manipulations génétiques : on l’a interdit pour faire barrage à tout eugénisme, ce qui se comprend bien sûr. Mais on a laissé à d’autres pays des champs de recherche considérables. Et des chercheurs ont découvert que l’on pouvait soigner des maladies graves – notamment des cancers – avec des thérapies géniques. C’est la même histoire qu’on risque de rejouer.
On découvre aussi que les IA sont très biaisées, notamment pour des raisons idéologiques ou culturelles comme en Chine ou aux États-Unis…
Luc Julia : Absolument. Je suis pour ma part un militant des biais. L’IA américaine répond comme un bon petit écolier américain, et l’IA chinoise, comme un bon petit écolier chinois nourri à l’idéologie du gouvernement… Nous devrions assumer et revendiquer en Europe ce que nous sommes, avec nos valeurs, nos choix, notre rapport à la science, notre culture. Prenons exemple sur l’exception culturelle que la France et l’Europe assument et défendent. Nos modèles d’IA doivent répondre comme un écolier européen.
Vous affirmez dans votre dernier livre que l’IA va provoquer un désastre écologique…
Luc Julia : Le grand projet d’intelligence artificielle lancé par Donald Trump – « Stargate », doté d’un budget colossal (500 Mds sur quatre ans) pour construire des infrastructures et des data centers gigantesques, alimentés par des centrales à charbon – sera un désastre écologique. Dans cette course folle, ils vont utiliser beaucoup d’énergie, la demande sera considérable, y compris pour refroidir les data centers. Il y aura aussi un énorme problème avec la ressource en eau… Une démesure et un gâchis.
Les IA décentralisées et agentiques sont beaucoup plus frugales. Et je ne peux dire à quel rythme, mais d’autres modèles d’IA vont apparaître, sans doute beaucoup plus optimisés et moins voraces en ressources.
La France a-t-elle une carte à jouer ?
Luc Julia : La France a un atout considérable. Si on regarde nos médailles Fields et le niveau de nos scientifiques, notamment en mathématiques, les Français sont les meilleurs. Nos élites scientifiques sont en plus polytechniques, c’est-à-dire qu’elles maîtrisent des champs de compétences très divers, elles ont plusieurs cordes à leur arc, sont très flexibles, c’est une singularité et un avantage unique. Ça se traduit d’ailleurs par un exil important de nos ingénieurs que la Silicon Valley s’arrache.
Il y a aussi quelque chose de nouveau, qui n’existait pas il y a dix ans et qui me rend optimiste : il y a aujourd’hui un millier de start-up en France qui font de l’IA. Avant, nos meilleurs ingénieurs étaient préemptés par les grandes entreprises ou la haute administration. Depuis le déploiement de la French Tech, ils se lancent enfin dans l’entrepreneuriat. À mon époque, il y avait à peine 2 % des étudiants qui voulaient créer leur boîte. Aujourd’hui, plus de 50 % veulent rejoindre une start-up ou monter leur entreprise. Ça change tout et soulève un grand espoir.
Luc Julia est auteur du livre « IA génératives, pas créatives – L’intelligence artificielle n’existe (toujours) pas », publié en 2025 aux éditions Le Cherche-Midi.