Après 25 ans chez le spécialiste des gaz Air Liquide, Pierre-Étienne Franc a cofondé, en 2021, Hy24, le plus gros gestionnaire de fonds mondial spécialisé dans l’hydrogène décarboné dont il est aussi le directeur général. Cette coentreprise entre Ardian et FiveT Hydrogen, un investisseur spécialisé, a levé 2 Mds€ auprès de poids lourds de l’industrie comme Air Liquide, EDF, TotalEnergies, Airbus ou encore Vinci. Elle investit dans des projets hydrogène pour l’instant en Europe mais avec des visées sur l’Amérique et l’Asie-Pacifique. Si l’euphorie du début des années 2020 est retombée, Pierre-Étienne Franc estime que ce marché a de beaux jours devant lui et pourrait même devenir un instrument de souveraineté pour l’Europe.

On assiste actuellement à un backlash écologique en Europe, qui impacte le marché naissant de l’hydrogène décarboné. En tant qu’investisseur spécialisé sur cette thématique, comment analysez-vous ce contexte ?

Pierre-Étienne Franc : En 2024, environ 50 % de la population mondiale s’est rendue aux urnes, ce qui a mené à des changements plus ou moins importants dans les politiques publiques. Aux États-Unis, le début d’année 2025 a été marqué par un changement de majorité et d’approche au regard de la transition énergétique. Malgré les évolutions du contexte géopolitique mondial, le marché de l’hydrogène continue de se développer contrairement à ce que je peux parfois entendre ou lire. Peut-être pas au rythme annoncé il y a quelques années, mais cela relevait d’une surévaluation des objectifs de production et d’importation d’hydrogène vert, d’origine renouvelable, sur le continent européen. 

Pour l’heure, on compte dans le monde 75 Mds$ d’investissements engagés et 26 GW de projets d’électrolyse ayant passé l’étape de la décision finale d’investissement. Ce n’est pas rien, cela fait sept fois plus depuis 2020. Dans l’industrie, les besoins sont énormes et certains secteurs ne pourront pas se décarboner sans un vecteur tel que l’hydrogène à l’instar du transport maritime ou aérien, des métiers du raffinage, de l’acier, des fertilisants. Pour le maritime et l’aviation, on ne sait pas encore précisément quel carburant de synthèse sera privilégié. Ce que l’on sait, c’est qu’il contiendra forcément de l’hydrogène. 

La dynamique de marché pourrait être plus importante encore si les politiques publiques ne tardaient pas à se mettre en place. Les « stop & go » et les retards dans la transposition des réglementations européennes et mécanismes de soutien mettent en difficulté les acteurs de la filière, à l’instar de McPhy* en France, qui ont déjà investi dans l’outil de production pour justement être prêts ! Il n’y a plus de problème de passage à l’échelle, les projets sont de plus en plus significatifs en capacité et l’offre suit. 

La recherche d’économies pour assainir les finances publiques des pays européens ne risque-t-elle pas de compromettre les financements vers la filière de l’hydrogène décarboné ?

Pierre-Étienne Franc : Traiter la filière hydrogène comme une variable d’ajustement avec une approche de court terme serait très irresponsable et ne permettrait pas de développer une vision répondant aux enjeux réels de la transition énergétique. Dans cette équation, l’Europe cumule deux contraintes majeures : elle importe l’essentiel de ses hydrocarbures, sa première source d’énergie, et son potentiel en matière d’énergies renouvelables reste plus faible que dans d’autres régions du monde. Dans ces conditions, sourcer une production d’hydrogène vert revêt une importance cruciale en matière de souveraineté énergétique, mais aussi militaire (fuels synthétiques notamment) et alimentaire car l’hydrogène est indispensable à la production des engrais qui sont le pilier de nos systèmes agricoles. C’est une sorte de nouvelle Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) que l’Union européenne devrait bâtir autour de l’hydrogène (CEHE – Hydrogène et Électricité) pour enfin s’affranchir des hydrocarbures, notamment russes. 

Si l’Union européenne a certes baissé ses importations de gaz russe, elle a augmenté dans le même temps ses importations de GNL et d’engrais russes. D’après l’Union des industries de la fertilisation (Unifa), les importations françaises d’engrais en provenance de Russie ont crû de plus de 80 % sur deux ans, représentant environ un septième des besoins en nutriments du secteur agricole français. La dépendance s’est déplacée sur la chaîne de valeur mais est toujours bien présente.

La Chine l’a bien compris. Deuxième consommateur mondial d’hydrocarbures derrière les États-Unis, elle a constitué le premier parc d’énergies renouvelables de la planète. Une partie de cette électricité doit servir à produire de l’hydrogène vert pour réduire sa dépendance envers les pays producteurs, et tendre vers l’autosuffisance. Les électrolyseurs peuvent également servir de stockage tampon lorsque la production d’électricité renouvelable est très importante pour préserver la stabilité du réseau électrique et les sources moins interruptibles comme l’énergie nucléaire. 

La situation internationale est complexe et très instable. Comment intégrez-vous ce risque géopolitique dans vos choix d’investissements ?

Pierre-Étienne Franc : Le contexte actuel nous conforte dans notre approche. Les projets que nous participons à développer ne serviront pas uniquement à décarboner nos usages de l’hydrogène, ils participeront aussi à la résilience et à la souveraineté énergétique du continent. Relocaliser cette production est devenu indispensable avec des chaînes d’approvisionnement désormais régulièrement désorganisées par les conflits militaires régionaux, notamment au Moyen-Orient ou en Ukraine, la montée des tensions commerciales et des tendances assumées au protectionnisme. 

Tout cela plaide pour des politiques ambitieuses de production domestique d’hydrogène bas carbone et d’approvisionnement de ce qui n’est pas accessible dans des pays proches, pour avoir plus de diversité que les sources d’importations de pétrole ou de gaz. Ce vecteur peut rouvrir le jeu énergétique mondial, mais pour cela, les pays européens vont devoir être volontaristes et déployer sans attendre les politiques et soutiens qui sont le fruit d’un long consensus. Revisiter la gouvernance européenne pour adapter les institutions à l’agenda de la transition serait à ce titre salvateur. 

Au-delà de la réglementation, le marché de l’hydrogène décarboné peine à se développer en raison de son coût deux à trois plus élevé que celui produit avec du gaz naturel. Comment surpasser cet écueil ?

Pierre-Étienne Franc : Pour réussir la transition nous devons redéfinir les règles du jeu, et ce que compétitivité veut dire. C’est l’objet du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui valorise la production bas carbone sur quelques industries clés, comme l’acier, en protégeant ces acteurs des importations carbonées. Cela permet d’accélérer la transition des acteurs industriels, le « green premium » pouvant être absorbé sur toute la chaîne de valeur. Quand on est, comme l’Europe, le premier importateur d’énergie au monde, on a les moyens de faire bouger les lignes ! 

La taxonomie européenne et la réglementation SFDR auxquelles nous avons décidé de nous conformer, en tant que gestionnaire de fonds respectant ces principes, devraient permettre de meilleures conditions de financement et accompagner un fléchage plus directif des investisseurs vers les actifs bas carbone. Les pays européens ont des atouts à faire valoir : l’Europe du Nord et la péninsule ibérique ont des potentiels renouvelables compétitifs. Nous avons ainsi investi notamment dans une aciérie bas carbone en Suède, construite et opérée par la société Stegra, qui produira son propre hydrogène vert grâce à un prix de l’électricité extrêmement compétitif, inférieur à 30 €/MWh, en raison d’une capacité hydroélectrique abondante. C’est moins cher que le nucléaire amorti français… En Espagne aussi, grâce à l’immense potentiel solaire, on peut obtenir des prix de l’électricité très avantageux ce qui rend la production d’hydrogène vert compétitif sous ces latitudes.

Pour autant, il est certain que le foncier viendra à manquer si l’Europe souhaite substituer des volumes significatifs de gaz naturel par de l’hydrogène. C’est là que la diplomatie énergétique européenne pourrait entrer en jeu. Il faut créer un grand partenariat énergétique autour de la Méditerranée. Je pense notamment à des pays comme le Maroc, avec le Sahara occidental, qui pourrait devenir un véritable hub énergétique, pour ses propres besoins, son développement et les nôtres. Il est beaucoup plus pertinent et économique de transporter ces potentiels électriques sous forme de gaz (par pipe), ou les produits transformés (ammoniaque, acier pré-réduit, méthanol) que de remonter de l’électricité sur d’aussi longues distances. Je rappelle que nous dépendions du gaz russe et pas de l’électricité russe, parce que c’est bien moins cher de transporter du gaz – et de l’hydrogène -, que de l’électron sur de grandes distances.

N’est-ce pas substituer une dépendance par une autre ?

Pierre-Étienne Franc : L’indépendance énergétique totale est de toute manière inatteignable en Europe. À partir de ce constat, la meilleure stratégie énergétique consiste à répartir cette dépendance sur des pays sur lesquels nous pouvons raisonnablement compter, ce que j’appelle une « souveraineté de l’accès ». L’histoire récente nous montre qu’il est dangereux de trop dépendre d’un seul fournisseur. Cela valait hier pour le gaz russe et sans doute demain pour les solutions de GNL, qui sont essentielles aujourd’hui, mais coûteuses à long terme et qui maintiennent notre dépendance fossile. L’Union européenne a tout intérêt à développer ses propres capacités de production énergétique et nouer des partenariats diversifiés pour importer le reste. Plus généralement, la transition est un outil considérable pour redéfinir les cartes du jeu, avancer dans la lutte contre le réchauffement et basculer vers de nouveaux modèles énergétiques et économiques, car il faudra aussi travailler la sobriété.

*McPhy est une société française pionnière dans la technologie de l’électrolyse de l’hydrogène. Créée en 2008, l’entreprise est en grandes difficultés financières et cherche un repreneur. Son usine de Belfort a souffert de l’attentisme du marché et de la concurrence asiatique.