Mathieu Bineau est le PDG de Voltalis, une ETI française spécialisée dans l’effacement des consommations électriques chez les particuliers et dans le tertiaire. Pionnière, la société a créé il y a plus de quinze ans un petit boîtier connecté qui baisse la consommation électrique si la production n’est pas suffisante. Voltalis a installé pas moins de 1,5 million de boîtiers capables d’effacer jusqu’à 1 GW de demande électrique, soit l’équivalent de la capacité d’un gros réacteur nucléaire. Un outil de flexibilité devenu clé pour la stabilité des réseaux dont Mathieu Bineau est un spécialiste. Cet X-Mines, passé par le ministère de l’Industrie et passionné d’innovations, livre pour WARM by 2050NOW son analyse sur le black-out ibérique du 28 avril et au-delà sur le système électrique européen.

Deux semaines après la panne d’électricité géante en Espagne et au Portugal, les causes en sont encore inconnues. Pourquoi faut-il autant de temps ?

Mathieu Bineau : Les investigations sérieuses prennent du temps. Des incidents sur deux centrales solaires ont été identifiés mais visiblement, le réseau électrique était déjà en stress juste avant de perdre d’un coup 15 GW, pour une raison que l’on ne connaît pas encore. Les réserves primaires, constituées auprès des opérateurs et qui servent à pallier l’arrêt inopiné d’une grosse centrale électrique, n’ont manifestement pas fonctionné car des mouvements de fréquence très étranges ont été identifiés sur le réseau ibérique ce jour-là.

Ensuite, les automates ont fait leur travail. Ils réagissent aux variations de fréquence et se coupent automatiquement pour s’en préserver lorsque les oscillations autour de la fréquence de référence de 50 hertz deviennent trop importantes. Ces mises en sécurité successives ont îloté l’Espagne et le Portugal du reste du réseau européen. De ce point du vue, les dispositifs ont fonctionné en évitant « l’effet dominos » au reste du continent.

Aujourd’hui, plusieurs enquêtes sont en cours, menées par l’association européenne des gestionnaires des réseaux d’électricité (ENTSO-E), les gestionnaires nationaux, et même l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a été sollicitée par le gouvernement portugais. Cette course à la recherche de responsabilités intervient dans un contexte politique tendu en Espagne avec la question polémique de l’arrêt du nucléaire, mais aussi au Portugal. Cela ne participe pas à rendre le débat serein.

L’incident a ravivé le débat sur le rythme de déploiement des énergies renouvelables en Europe. Certains pays, comme l’Espagne, sont-ils allés trop vite ?

Mathieu Bineau : Lors du black-out du 28 avril, la production renouvelable espagnole représentait 70 % du total, en grande partie issue du solaire. C’est une énergie subie car elle ne peut pas être pilotée. Elle sollicite aussi les réseaux différemment car les lieux de production sont décentralisés et par ailleurs, les périodes de consommation changent.

Cette question de la capacité des réseaux électriques à absorber toujours plus d’énergies renouvelables était jusqu’à présent abordée sous un angle polémique, souvent par leurs opposants. On ne peut pas encore affirmer avec certitude que le black-out espagnol a été causé par les renouvelables, mais il est vrai que les marges de sécurité diminuent avec la part croissante qu’elles prennent dans le mix électrique.

La transition énergétique s’appuie sur deux jambes, les renouvelables et les flexibilités pour absorber les variations de production, si l’une va plus vite que l’autre, le risque de chute est réel. Celui-ci varie entre les pays, la France dispose de davantage de marges de manœuvre grâce au nucléaire. Ceux qui ont massivement installé des renouvelables intermittentes sans renforcer leur réseau et surtout sans développer des flexibilités en parallèle sont davantage à risque car le système n’a parfois plus de réserves suffisantes et cela coince.

C’est précisément le cœur de métier de Voltalis. Observez-vous un regain d’intérêt depuis le black-out espagnol ? Quels sont les marchés les plus porteurs ?

Mathieu Bineau : Madrid avait déjà identifié le problème et lancé des initiatives sur la flexibilité de la consommation même si le rythme aurait pu être plus rapide. La récente annonce de création d’un marché de capacité est a priori une bonne nouvelle car elle va offrir un cadre propice au développement des flexibilités. La France aussi s’est penchée sur la question et notre gestionnaire de réseau RTE a organisé deux appels d’offres en 2023 et 2024 dont Voltalis a été lauréat pour 2 GW au total.

D’autres pays sont partis plus tard mais avancent vite sur ces questions à l’instar du Royaume-Uni qui vise 10 GW de « demand response » d’ici 2030. Et pour cause, le gouvernement souhaite convertir 75 % du chauffage à l’électrique en 2050 contre à peine 10 % aujourd’hui. Cela représente un potentiel gisement d’effacement très important. Nous espérons remporter la moitié de ces 10 GW et avons ouvert une filiale outre-Manche. Hors d’Europe, le Japon, la Corée, la Chine et même les pays du Golfe nous ont sollicités. Voltalis se fixe comme objectif de disposer d’une capacité d’effacement de 10 GW en 2030.

Est-ce que vous constatez une prise de conscience de l’importance de la flexibilité au nom de la souveraineté énergétique en Europe ?

Mathieu Bineau : Depuis l’invasion de l’Ukraine, la donne a changé. L’Europe a pris conscience de la nécessité de s’affranchir du gaz russe, et demain probablement américain. La « flexibilité nationale » est un véritable outil de souveraineté énergétique. Les pays scandinaves, notamment la Suède et la Finlande, l’ont bien compris. Ils s’intéressaient de près à ces questions avant même le début de la guerre. Savoir maîtriser sa consommation d’électricité en temps réel, la décaler ou l’effacer si besoin, devient indispensable pour sauvegarder les réseaux, tout en poursuivant les objectifs de transition énergétique et de souveraineté.