De la guerre en Ukraine à la bataille commerciale entre États-Unis et Chine, l’intelligence artificielle s’impose partout dans le monde. À coup d’innovations et de milliards d’investissements, elle façonne de nouveaux rapports de force, redessine les alliances et contraint les États à se positionner dans une course folle qui mêle des enjeux économiques, sécuritaires et de souveraineté.

Il était peu probable que la première provocation politique de l’intelligence artificielle (IA) vienne d’un petit pays des Balkans. Le 18 septembre dernier, les Albanais ont découvert en regardant la retransmission d’un débat parlementaire qu’ils avaient pour ministre des Marchés publics une femme au nom prometteur de Diella (le Soleil), en tenue traditionnelle, certes, mais générée par l’IA. Le Premier ministre n’a pas flanché, et expliqué à l’opposition qui quittait les débats en signe de protestation les avantages de Diella : pas payée, sans famille, sans affect, elle était parfaite pour gérer les marchés publics dans un pays encore gangréné par la corruption. Une plainte a été déposée pour anti-constitutionnalité de cette femme politique un peu particulière… 

Ce qui aurait pu passer pour un canular est en réalité un marqueur de la place grandissante que prend l’IA. Quand un président américain est capable de venir à la tribune des Nations unies pour se plaindre d’un escalator en panne et de ne pas avoir obtenu le marché de la rénovation du bâtiment de l’ONU, il est permis de se demander si ce que nous prenions pour des blagues n’est pas en train de s’installer comme une norme. Et si, bientôt, le règlement d’un conflit était confié à une IA ? Nous en sommes loin… ou pas.

Un constat s’impose : l’intelligence artificielle n’est pas seulement un outil technologique, elle est devenue un champ de rivalités, de coopérations et de confrontations diplomatiques. Comme le pétrole au début du XXe siècle, ou la bombe nucléaire depuis la guerre froide, l’IA est désormais un marqueur de puissance. Elle façonne de nouveaux rapports de force, redessine des alliances, et contraint les États à se positionner dans une course qui mêle économie, sécurité et souveraineté. 

Au mois de juillet dernier, la revue Le Grand Continent a publié une étude à la fois fascinante et terrifiante de la Rand Corporation, le think tank le plus influent au Pentagone sur les questions militaires et stratégiques. La Rand a imaginé huit scénarios, en conséquence de l’émergence d’une intelligence artificielle générale (AGI). 

Si l’un des scénarios se concentre sur une suprématie américaine dans le domaine, un autre sur une avancée flagrante de la Chine, les plus poussés imaginent une coalition d’AGI hors de contrôle des États, prenant la main sur les politiques mondiales et assujettissant les pays à leur volonté… 

Il s’agit bien sûr d’une forme de dystopie, mais le but est d’encourager l’administration américaine à agir beaucoup plus vite et fort pour éviter d’en arriver à cette issue. La Rand estime que si les États-Unis ont une force de frappe réelle dans les IA, d’un point de vue économique, les forces armées n’ont pas encore intégré avec assez de conviction les risques en matière de cybersécurité et de guerre informationnelle.

Une arme technologique dans les conflits 

Deux conflits en cours alertent les spécialistes de l’IA militaire : la guerre qu’Israël mène à Gaza et celle qui oppose l’Ukraine à la Russie. Dans ces deux territoires, l’IA s’est ajoutée aux horreurs de la guerre « classique ». En Ukraine, son utilisation a conduit à un nouvel espace d’affrontement, sur la ligne de front, la Kill zone : chaque mouvement de soldats est analysé par des IA, qui déclenchent des drones tueurs.

La rapidité des avancées technologiques des drones et de leurs usages a forcé les nations occidentales à regarder de très près le théâtre ukrainien, et à essayer d’en tirer des leçons. Si les missiles à très longue portée ont encore toute leur utilité, la guerre aux drones armés et dopés à l’IA est bel et bien l’outil militaire du siècle. L’IA est bien entendu utilisée pour analyser des images satellites, identifier des cibles et optimiser la trajectoire de drones autonomes. Plusieurs start-up occidentales ont fourni aux Ukrainiens des solutions directement intégrées au champ de bataille : Palantir, entreprise américaine de data, a développé pour Kiev des plateformes de renseignement qui combinent imagerie, interceptions et analyses prédictives. 

Selon plusieurs sources militaires, ces outils permettent de « voir » le front avec une granularité inédite, et d’adapter quasi en temps réel les frappes d’artillerie. Mais le laboratoire à ciel ouvert que constitue l’Ukraine est une leçon algorithmique pour les armées du monde entier. De jeunes sociétés ukrainiennes, souvent issues du secteur civil, conçoivent des drones bon marché, équipés de systèmes de vision assistée capables de reconnaître des blindés russes, d’ajuster leur trajectoire, et même de décider d’une attaque kamikaze. Or, ce que les soldats des premières lignes du front transmettent à leurs homologues, c’est que l’avancée technologique n’est rien si l’on n’a pas en plus la capacité et la vitesse d’adaptation des outils. Concrètement, c’est l’agilité humaine couplée à la puissance de l’IA qui fait la différence.

Israël constitue un autre exemple frappant. Des journalistes d’investigation israéliens ont révélé après quelques semaines d’opération militaire à Gaza que Tsahal utilisait un système baptisé « Habsora » (l’Évangile), capable de « générer » automatiquement des cibles à partir d’une masse de données. Ce que des officiers de renseignement mettaient des jours à fournir à des opérateurs de tirs, pour cibler par exemple des commandants du Hamas, se fait désormais en quelques minutes. Les experts israéliens estiment que Hasbora est cinquante fois plus rapide que les meilleurs analystes. 

Cette industrialisation algorithmique du ciblage soulève des questions cruciales. Des enquêtes, notamment du magazine israélien 972 et du Washington Post, rapportent que des officiers estiment que le système aurait contribué à une augmentation du nombre de victimes civiles, car la rapidité de génération des cibles s’accompagnerait d’un contrôle humain affaibli. Le débat émerge aussi en Ukraine et bien au-delà : si l’IA permet de multiplier les frappes à bas coût et à grande échelle, comme à Gaza, ou si l’usage des drones permet de tuer un soldat même désarmé dans la Kill zone russo-ukrainienne, qu’en est-il du droit de la guerre ? L’IA ne s’embarrasse vraisemblablement plus des officiers juristes chargés, dans les conflits récents, d’autoriser des frappes. La guerre est au coeur des réflexions de la géopolitique de l’IA et des scénarios les plus noirs : pour le moment, les armées contrôlent encore leurs IA, et il s’agit bien d’une décision humaine de les utiliser, ou pas. 

Au cœur de la guerre informationnelle

Un autre terrain de conflictualité est en train d’émerger, à une vitesse qui dépasse les prévisions : l’usage des IA dans la guerre informationnelle. Les deep fakes — ces vidéos truquées créées par IA — circulent déjà à grande échelle. On a vu apparaître en 2022 une vidéo falsifiée du président ukrainien Volodymyr Zelensky appelant ses soldats à déposer les armes, et d’autres imitant Joe Biden, Donald Trump ou Emmanuel Macron. Ces manipulations, auparavant grossières, deviennent, chaque mois, plus indétectables. Elles ne servent pas seulement dans les conflits : elles s’invitent aussi dans les démocraties au moment des scrutins. 

Les récentes campagnes électorales aux États-Unis et en Europe ont été parasitées par des messages automatisés générés par des modèles de langage, inondant les réseaux sociaux de contenus destinés à brouiller les repères de l’électeur, comme en Roumanie. La Russie et l’Iran, accusées à plusieurs reprises de mener des campagnes de déstabilisation numérique, disposent désormais d’outils qui permettent de produire à grande échelle des narratifs trompeurs et de les diffuser via des armées de faux comptes. Dans ce domaine, l’IA agit comme un multiplicateur de puissance pour les acteurs de l’influence. Les militaires et les experts du cyber redoutent une forme de « brouillard informationnel » permanent, où il deviendra presque impossible de distinguer le vrai du faux. 

Au cours des pires moments de tensions de la guerre froide, où Américains et Russes devaient garder leur calme et vérifier constamment si les menaces étaient réelles ou pas, de simples coups de fil ont sans doute permis d’éviter un conflit nucléaire. Ces évidences n’en seront peut-être plus dans quelques années. Dans un monde saturé de contenus générés automatiquement, l’information devient une arme aussi redoutable que les drones ou les missiles.

Bras de fer entre les États-Unis et la Chine

La carte du monde de l’IA se dessine aussi sur le terrain technologique et économique. La compétition entre les États-Unis et la Chine en fournit l’exemple le plus visible. Washington a multiplié les restrictions sur l’exportation de puces de pointe vers Pékin, en particulier les GPU de Nvidia, indispensables à l’entraînement des modèles les plus avancés. Le PDG de Nvidia, Jensen Huang, n’a pas caché son scepticisme face à cette stratégie. Pour lui, l’affirmation selon laquelle la Chine sera incapable de produire ses propres puces d’IA est une illusion. 

Derrière ce bras de fer, c’est bien le leadership mondial en matière d’IA qui est en jeu, mais aussi la survie économique de géants privés devenus des acteurs géopolitiques à part entière. Car si Donald Trump est persuadé de freiner la course technologique chinoise en bloquant l’exportation des puces les plus puissantes, il encourage de facto la Chine à accélérer son autonomie stratégique. En avril dernier, Xi Jinping a appelé à « concentrer [les] efforts [du pays] sur la maîtrise des technologies de base telles que les puces haut de gamme et les logiciels essentiels, afin de bâtir un système indépendant, contrôlable et collaboratif ». 

La position de la Chine est claire : il ne peut y avoir une seule puissance américaine, de l’IA. L’autre est forcément chinoise. « Il faut regarder la réalité : il y a deux géants, les États-Unis et la Chine. Ils dominent l’écosystème de l’IA. Le décalage avec l’Europe est immense, constate Sylvain Duranton, directeur monde du BCG X, l’unité du Boston Consulting Group qui conseille les entreprises et les États sur le déploiement de l’IA. Cela pose ainsi la question, comme pour le nucléaire, d’un axe entre les États-Unis et l’Europe. D’un partenariat stratégique, parce qu’au-delà des tensions actuelles, nous avons des valeurs communes. »

Mais l’affrontement technologique dépasse la simple question des puces. Elle est aussi géographique. Taïwan, où se concentre plus de 90 % de la production mondiale de semi-conducteurs de pointe, occupe une place stratégique cruciale. L’île est devenue l’épicentre de la rivalité sino-américaine avec Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), l’entreprise spécialisée dans la fabrication de puces électroniques, le plus grand fondeur de semi-conducteurs indépendant au monde. TSMC a inventé le concept de « fonderie pure-play », qui a révolutionné l’industrie. Contrairement à des entreprises qui conçoivent et fabriquent leurs propres puces, TSMC se concentre exclusivement sur la fabrication des puces pour d’autres sociétés (Apple, Nvidia…). Ces dernières, appelées « fabless » (sans usine), conçoivent les puces, mais n’ont pas les moyens ou l’envie de construire des usines de production, qui coûtent des dizaines de milliards de dollars. Protéger TSMC, ce « joyau » de la chaîne de valeur mondiale, est un enjeu aussi vital que de défendre les routes maritimes ou les gisements énergétiques. 

L’IA confère ainsi à la géopolitique asiatique une dimension nouvelle, où les usines de Hsinchu, à Taïwan, pèsent désormais presque autant que les bases navales américaines de Guam, dans l’océan Pacifique. Or, Pékin n’abandonne pas son plan d’invasion de Taïwan, laissant planer le doute sur le « quand » tout en martelant que l’île indépendantiste sera, un jour, de retour dans le giron chinois. Pour cela, il faudra sans doute une guerre, avec des armes conventionnelles et de l’IA. Une guerre que répète plusieurs fois par an Pékin, à coups d’exercices militaires de plus en plus spectaculaires, sous le regard à la fois inquiet et un peu impuissant des Occidentaux. Pour éviter de songer réellement à une guerre avec la Chine, les États-Unis encouragent et financent activement la construction de nouvelles usines TSMC sur leur sol pour réduire cette dépendance à l’Asie.  

La bataille des normes

La guerre se joue aussi sur le terrain des normes. L’Union européenne a pris de l’avance avec son AI Act, adopté fin 2023, qui constitue le premier cadre réglementaire global en matière d’intelligence artificielle. Dans le sillage du RGPD, Bruxelles espère s’imposer comme une « puissance normative », capable de définir des standards mondiaux auxquels les entreprises devront se conformer si elles veulent accéder à son marché. L’Union européenne se positionne comme un leader de la réglementation éthique. Pour Sylvain Duranton, « il y a une réelle envie de se bouger en Europe, et les milieux économiques sont très actifs. Mais la réglementation sur l’IA, vouée à nous protéger, nous bloque beaucoup. Il faudrait au contraire profiter de cette envie d’avancer, et surtout ne pas laisser l’Allemagne partir toute seule, sans la France. L’une des pistes dans l’IA, c’est de rétablir un vrai moteur franco-allemand. De toute urgence ». 

Les États-Unis privilégient une approche favorisant l’innovation, tandis que la Chine utilise l’IA pour la surveillance et le contrôle social, tout en encourageant une innovation contrôlée par le gouvernement. Tardivement, les Européens ont compris qu’ils risquaient d’être écrasés par les monstres chinois et américains. En septembre, la start-up française Mistral AI a réussi une levée de fonds de 1,7 milliard d’euros, dont l’immense majorité provient du néerlandais ASML, leader mondial de la gravure de semi-conducteurs. Valorisée désormais à presque 12 milliards, la société mère du robot « Le Chat » est encore très loin d’une Open AI valorisée à 500 milliards… 

Mais au-delà des montants, il s’agit d’une question de souveraineté, et donc de planter un drapeau européen sur la carte mondiale de l’intelligence artificielle. « Il y a dans l’IA comme dans d’autres domaines une priorité au plus gros. L’Europe a pris le train en marche très tard, et ne peut rivaliser que sur certaines dimensions. Bien entendu, il y a des technologies européennes puissantes, dans des domaines précis. Mais les investissements chinois ou américains sont tellement colossaux qu’ils écrasent la concurrence », observe Sylvain Duranton. 

Une nécessaire instance de régulation mondiale

Si l’IA est l’arme nucléaire de demain, ou bien si elle s’y ajoute, quelles instances vont la contrôler ? Éviter les dérapages, empêcher les crises ? Aujourd’hui encore, et malgré la guerre en Ukraine, un fil de communication existe entre la Russie et l’Otan en cas de tirs de missiles balistiques intercontinentaux. Ce fut le cas quand la Russie a envoyé un missile intercontinental sur la ville ukrainienne de Dnipro en novembre 2024 : les Américains ont été informés quelques instants avant le tir que l’arme n’était pas nucléaire… Ce qui fait penser désormais à la nécessaire création d’une forme d’instance de régulation de l’IA. En même temps que les armes nucléaires entraient dans l’histoire moderne, l’ONU, sous l’impulsion du président Eisenhower, créait l’AIEA, dans le but d’encadrer l’énergie nucléaire, et de promouvoir une énergie pacifique (manière surtout pour les deux puissances du moment de s’assurer qu’ils étaient les seuls à la maîtriser parfaitement). L’IA est en passe de créer exactement le même besoin. 

En marge de la 80e assemblée générale des Nations unies, fin septembre à New York, un groupe de pionniers de l’IA et des prix Nobel d’économie ont signé un appel à organiser une régulation de l’IA mondiale d’ici à deux ans, pour éviter les dérives des outils, citant notamment les risques nucléaires et bactériologiques.

Les équilibres stratégiques et géopolitiques sont déjà en cours de reconfiguration. L’IA les accélère. Même l’administration Trump, prompte à décourager toute régulation au profit de l’innovation, se verrait bien signer une forme de pacte de non-agression avec la Chine, en soufflant le chaud et le froid, comme sur les autres dossiers géopolitiques du moment. Les dirigeants doivent, au fond, comme tout le monde, craindre un peu de perdre la seule vraie prérogative qui les anime : le pouvoir. 

L’intelligence artificielle met à l’épreuve la capacité des États à réguler des acteurs privés devenus incontournables, et pose la question fondamentale de savoir qui définira les règles d’un monde algorithmique. Là aussi, l’Europe joue une partie difficile, que Sylvain Duranton n’estime pas perdue pour autant : « Il ne faut pas chercher à rattraper les mastodontes américains ou chinois, on ne pourra pas. Il faut chercher des alternatives européennes, et on a tout ce qu’il faut pour y arriver. Il faut de la volonté, des investissements, et une vision stratégique. Nous devons arriver à un cloud européen, qui protégera notre souveraineté. » L’IA redessine la carte mondiale et oblige les nations à réfléchir à un avenir commun, tout en nourrissant les éternelles rivalités de la politique internationale.