La consommation d’électricité des centres de données pourrait tripler entre 2023 et 2030 dans le monde. Mais leur mix électrique reste majoritairement fossile et leur développement risque de freiner la décarbonation d’autres secteurs industriels.
Qui dit mieux ? Les investissements pour l’IA générative, capable de produire du texte, des images ou encore du code, s’emballent. Les capex cumulés de Google, Amazon, Microsoft et Meta pour les centres de données, où sont logés les serveurs informatiques nécessaires à son développement, vont dépasser 350 milliards de dollars dans le monde cette année. Et les prévisions tablent sur plus de 400 milliards en 2026. Chaque annonce de nouvelles puissances pour des data centers semble vouloir battre la précédente : 5 GW pour Hyperion chez Meta, 10 GW évoqués pour Stargate…
Conséquence directe de l’explosion des capacités des centres de données, leur consommation d’électricité s’envole aussi : +7 % par an entre 2014 et 2019 et +13 % par an entre 2019 et 2024. Elle pourrait être multipliée par près de trois entre 2023 et 2030 dans le monde, passant d’environ 450 TWh à 1 500 TWh, selon une récente étude du The Shift Project. Mais comment ces infrastructures, témoins de moins en moins discrets de la matérialité du numérique, sont-elles alimentées ? C’est là que le bât blesse.
Raccorder ces mastodontes au réseau est une chose ; les alimenter 24 heures sur 24, 365 jours par an en est une autre. Au point que le réseau peut se retrouver en difficulté, comme cela a été le cas en Virginie, aux États-Unis, et même en Europe, en Irlande où le gouvernement a dû freiner leur implantation. En Belgique, le ministre de l’Énergie a annoncé des mesures pour anticiper les besoins des data centers et la congestion du réseau haute tension ; le gestionnaire du réseau, Elia, propose même d’introduire un « couloir » dédié aux centres de données, n’empiétant pas sur les « couloirs » dédiés aux autres secteurs.
Une aubaine pour les énergies fossiles
Face à ces tensions, les grands acteurs ont communiqué sur des projets d’infrastructures bas carbone. Amazon explore le déploiement d’un petit réacteur nucléaire de 0,3 GW alors que Google conduit une expérimentation de géothermie profonde visant une capacité de 0,1 GW. Mais les capacités annoncées sont plus faibles que celles nécessaires aux gros centres de données, et ces technologies ne verront pas le jour avant 2030.
Par ailleurs, le profil de consommation des centres de données – 24/24 – ne tolère ni les caprices du vent ni l’aléa du soleil. En attendant que des solutions bas carbone – nucléaire, hydraulique, solaire et éolien adossées à du stockage – soient disponibles localement et raccordées au réseau électrique, les acteurs du secteur se tournent vers les sources d’appoint les plus flexibles et les plus rapides à développer : les énergies fossiles.
Selon l’Agence internationale de l’énergie, plus de la moitié de l’électricité consommée par les centres de données est d’origine fossile (centrales à gaz et au charbon), et cela devrait rester le cas au moins jusqu’en 2030. Les investisseurs l’ont parfaitement compris : en Pennsylvanie, Blackstone a pour projet d’investir plus de 25 milliards de dollars dans les infrastructures numériques et énergétiques afin de soutenir le développement de l’intelligence artificielle. Ce n’est pas un cas isolé : selon une étude de Global Energy Monitor, 85 centrales électriques au gaz sont en cours de développement dans le monde afin d’alimenter les centres de données et de répondre à leurs besoins énergétiques croissants liés à l’intelligence artificielle.
IA versus décarbonation ?
Ces projections soulèvent la question de la soutenabilité du secteur. À contre-courant des trajectoires fixées pour la décarbonation, la demande des data centers tire mécaniquement la consommation d’une électricité au mix encore largement fossile.
Les centres de données ont ainsi émis 240 Mt CO2e en 2020 d’après l’AIE, et ces émissions pourraient émettre jusqu’à 920 MtCO2e en 2030, selon les calculs du Shift Project, soit deux fois les émissions annuelles de la France.
Qui plus est, le risque d’un conflit d’usage entre les centres de données et des industries ayant besoin de s’électrifier pour se décarboner est réel. Le développement de lignes de raccordement pour les premiers ne doit pas se faire au détriment des seconds, sous peine de fragiliser la transition énergétique de l’ensemble de l’économie. La répartition géographique de ces infrastructures n’étant pas homogène, c’est au niveau local que les pressions se font sentir.
Autre difficulté, les zones capables d’organiser rapidement des raccordements haute tension et d’offrir une visibilité réglementaire deviennent des aimants à capex. Les projets partent là où l’énergie est disponible, prévisible et bon marché. Ce qui a deux conséquences néfastes : ces territoires ne sont pas forcément là où l’on écrit les meilleures stratégies climatiques, et ils sont par définition tous les mêmes, créant des congestions du réseau. Ce qui peut conduire à des moratoires de fait, comme en Irlande ou aux Pays-Bas. Les opérateurs de data centers reportent alors leurs investissements sur d’autres régions, en favorisant les fiscalités avantageuses, les températures plus froides et l’électricité disponible et bon marché.
En plus de la pression sur les réseaux électriques, d’autres externalités doivent être examinées au niveau local, et notamment la consommation en eau, une autre ressource indispensable – et dans de grands volumes – pour refroidir les data centers.
Il y a en tout cas urgence à se saisir du dossier : une fois construits, les centres de données atteindront leur pic de consommation dans cinq à dix ans. C’est aujourd’hui que la planification d’une trajectoire énergie-climat pour cette filière doit être pensée, ce qui passe par son intégration dans les feuilles de route de décarbonation de l’Europe et de la France.