Expert du marché du gaz, Didier Holleaux a passé plus de trente ans dans le groupe Engie — dont il était directeur général adjoint jusqu’en août dernier, et a présidé Eurogas, l’association des sociétés gazières européennes, pendant la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine. Auteur de « La vraie histoire du gaz — Quand l’énergie devient une arme géopolitique » (Éditions Le Cherche-Midi, 2024), il décrypte pour WARM la reconfiguration mondiale des flux gaziers.

Lors du récent sommet de l'Organisation de coopération de Shangaï à Tianjin, la Chine et la Russie ont paraphé un accord pour construire « Power of Siberia 2 », un gazoduc stratégique de près de 7 000 kilomètres reliant les deux pays. Comment analysez-vous cet accord ?

Didier Holleaux : C’est une triple victoire pour Pékin, et une victoire à la Pyrrhus pour Poutine. Ce dernier avait un tel besoin de conclure ce projet vital pour la Russie qu’il a certainement dû accepter un prix très bas. Cela sauvera sans doute Gazprom mais le groupe ne peut plus compter sur les confortables marges (10-12 €/MWh) qu’il percevait de ses contrats européens. Pékin ayant pris pour point de départ dans la négociation les prix du gaz sur le marché russe, il est plus vraisemblable que la marge des contrats avec la Chine oscille entre 2 et 3 €/MWh. Si on compare les exportations de gaz russe avant la guerre en Ukraine et en 2030, le pays a donc perdu 110 milliards de m3 à 1  ou 12 €/MWh et récupéré seulement la moitié de ces volumes avec une marge 4 ou 5 fois inférieure…

Côté chinois, cet accord sécurise d’une part un approvisionnement gazier considérable, plus de 50 Mds m3/an additionnels — l’équivalent de Nord Stream 2 —, en perpétuant sa politique d’achat à prix très bas ; de plus, la Chine aide Gazprom à sortir la tête hors de l’eau, mais elle maintient de fait l’industrie gazière russe en position de dépendance ; enfin, ce gazoduc permettra à Pékin de s’affranchir d’ici la décennie 2030 des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) américain, confortant ainsi sa capacité à résister, voire s’opposer à Washington.

Difficile par ailleurs de ne pas voir dans la mise en scène de Tianjin une vassalisation de la Russie, mise au même rang que la Corée du Nord sur les photos officielles.

Quel impact aura ce gazoduc sur le marché mondial du GNL ?

Didier Holleaux : Power of Siberia 2 est important et symbolique, mais en termes de capacité, rappelons qu’il ne représente pas plus de deux grosses usines américaines de liquéfaction. Pour autant, cette annonce intervient dans un contexte où les experts s’attendent déjà à une situation de surproduction mondiale de GNL à horizon de 2027-2030 en raison des nombreux projets d’usines de liquéfaction en construction et en développement, notamment aux États-Unis et au Qatar. L’effet le plus probable serait d’observer une prolongation de la bulle et donc une pression à la baisse des prix plus durable dans le temps. Cela constitue une mauvaise nouvelle pour les projets les plus fragiles économiquement et/ou ceux n’ayant pas sécurisé assez de clients. Certains pourraient finalement renoncer à leur décision finale d’investissement.

Cette situation surcapacitaire attendue pour la fin de la décennie est plutôt une bonne nouvelle pour l’Europe, qui a substitué une partie du gaz russe, autrefois importé par gazoduc, par du GNL, notamment américain.

Si la Chine se détourne à terme du GNL américain, faut-il s’attendre à voir les méthaniers arriver en masse en Europe ? Est-ce le sens de l’engagement d’importer pour 750 Mds$ d’énergie américaine en trois ans, signé par Ursula von der Leyen cet été ?

Didier Holleaux : Ce chiffre n’a pas le moindre sens, il pourrait être considéré comme non-engageant tant il est déconnecté de la réalité. La seule certitude, c’est que l’Europe va augmenter ses importations de GNL américain. Reste à savoir quels volumes les États-Unis seront en mesure de fournir car il ne faut pas oublier que les exportations tirent les prix à la hausse sur le marché domestique américain. Or, Donald Trump s’est engagé à maintenir les prix des carburants bas pour les Américains (America First). Cette même politique vise à faire baisser les prix du pétrole. Mais un prix du pétrole trop bas ferait diminuer les investissements dans la production d’or noir et donc du gaz associé. Les objectifs du président Trump apparaissent contradictoires, et savoir si la hausse ou la baisse des prix l’emportera reste une question ouverte.