Les litiges sur le climat sont en plein essor : leur nombre a plus que triplé en moins d’une décennie. Et si la majorité des plaintes visent des États, les entreprises ne sont pas en reste, notamment en Europe. La justice s’est imposée comme un acteur majeur de la crise climatique et contribue désormais à bouleverser les multinationales.
Pendant le « backlash », la justice continue… Mieux : elle accélère ! Aux États-Unis, en Europe, en Asie ou en Amérique Latine des entreprises et des États font face à un nouveau risque : la vague montante des « climate cases ». Des actions en justice déclenchées tous azimuts par des citoyens, des lanceurs d’alerte, des collectivités, des universités, des métropoles, des ONG… Tous en recherche de responsabilités face aux dégradations de l’environnement et aux politiques anti-climat.
Le volume cumulé des plaintes a été multiplié par 3,5 depuis 2017 : 3 099 cas recensés fin juin 2025 par le Sabin Center for climate change (Université Columbia) dans presque 60 pays, contre 884 huit ans plus tôt (leur base de données se trouve ici). Si les États-Unis concentrent la majorité des affaires (1 986, soit les deux tiers du total), loin devant l’Australie (161) et le Brésil (135), le phénomène se développe sur tous les continents. En Europe, le Royaume-Uni est le pays qui en compte le plus (au 4e rang mondial avec 132 litiges), devant l’Allemagne (5e avec 66 cas) et la France (8e avec 33 cas). Quant aux pays du Sud, ils regroupent désormais 10 % des affaires.

Non seulement les « climate cases » se multiplient partout dans le monde, mais les multinationales sont plus souvent attaquées : en 2024, près de 20 % des affaires ont été intentées contre des entreprises ou leurs dirigeants et administrateurs, notent Joana Setzer et Catherine Higham, chercheuses au Grantham Research Institute (London School of Economics). Si les énergéticiens demeurent la cible prioritaire, plus aucun secteur n’est épargné, comme on le voit en France avec les plaintes déposées contre le distributeur Casino (2021) ou BNP Paribas (2023).
Le risque pour les entreprises n’est pas seulement judiciaire, il est désormais financier, réputationnel et menace même les business models les plus carbonés. La juridiciarisation des affaires environnementales est entrée dans une nouvelle phase, celle d’un champ de bataille où se mêlent business et politique.
Les États-Unis, premier terrain des affrontements
C’est aux États-Unis que le terrain des affrontements est le plus violent. On compte ici plus de procès sur le climat que dans tous les autres pays du monde réunis. Et c’est au tribunal que se mène désormais la contre-attaque pour tenter de défaire les décisions unilatérales de Donald Trump, attaquant les chercheurs, les universités et les règlements environnementaux.
Des villes et des comtés poursuivent de leur côté de grandes compagnies pétrolières et gazières, pointant leur responsabilité et exigeant une compensation financière pour les dommages provoqués par la combustion des énergies fossiles. État en pointe dans la lutte contre le réchauffement climatique, la Californie ne lâche rien : elle s’appuie sur ses deux lois adoptées en 2023 sur la responsabilité des entreprises en matière de climat (SB 253 et SB 261). La seconde, qui oblige les sociétés réalisant plus de 500 M$ (425 M€) de chiffre d’affaires et exerçant leur activité en Californie à publier les risques financiers liés à la dégradation du climat, a certes été temporairement suspendue par une cour fédérale en novembre. Mais la première obligera dès 2026 des milliers d’entreprises à publier des informations sur le climat.
Une extra-territorialité des décisions de justice
Si le terrain des affrontements est souvent local ou national, il n’a désormais plus de frontières. Quatre affaires, intervenues ces six derniers mois, illustrent l’extra-territorialité des décisions de justice. Au mois de mai d’abord : le cas de l’électricien allemand RWE est vite devenu emblématique et inquiète désormais de nombreuses multinationales. La cour d’appel de Hamm, en Allemagne, a certes débouté un paysan péruvien victime d’inondations qui avait déposé une plainte contre le conglomérat, mais elle a reconnu en même temps le principe d’une responsabilité mondiale des énergéticiens dans les dommages liés au changement climatique, et cela quelques soit leur implantation géographique.
Pour les ONG, cela signifie qu’une entreprise pourrait être, à l’avenir, tenue civilement responsable de dommages résultant de ses émissions de gaz à effet de serre. « Il n’y a pas besoin de beaucoup de plaintes pour inquiéter. Il suffit d’une décision inédite pour que le danger soit réel. C’est pour cela que les entreprises ont peur », assure Brice Laniyan, juriste dans l’association Notre Affaire à tous.
Quelques semaines plus tard, la Cour internationale de justice — la plus haute instance des Nations unies — prenait une autre décision historique : saisie par des étudiants de l’archipel du Vanuatu, elle a estimé dans un avis de juillet 2025 que la violation des obligations climatiques était un acte « illicite » engageant la responsabilité des États et des entreprises. Un avis consultatif, mais qui ouvre une brèche. « Pour la première fois, la plus haute juridiction de l’ONU affirme (…) que produire, subventionner ou autoriser l’extraction d’énergies fossiles pourraient constituer une violation du droit international », s’est réjouie l’ONG Greenpeace.

Début septembre, c’est au tour du géant du ciment suisse Holcim de se retrouver devant un tribunal de son pays, accusé par quatre pêcheurs indonésiens d’être responsable des inondations de plus en plus violentes sur leur île de Pari. Une première pour une entreprise suisse !
Enfin, en octobre, le groupe américain Mondelez International – connu pour ses marques Lu, Côte d’or ou Heudebert – a finalement obtenu gain de cause devant un tribunal fédéral américain, mais il a été accusé de publicité mensongère à cause de l’une de ses barres énergétiques, Zbar, étiquetée « certifiée climatiquement neutre ». « Partout dans le monde, des entreprises sont accusées d’avoir induit le public en erreur ou trompé celui-ci au sujet de l’impact climatique de leurs produits », résume la juriste Margaret Barry, de l’université Columbia.
Les entreprises françaises intègrent ce risque
Et en France, combien d’actions climatiques sont en cours contre des entreprises ? Difficile de quantifier précisément leur nombre car toutes ne sont pas encore publiques. L’Association des professionnels de la réassurance en France (Apref), qui évoque « une pression financière accrue » à propos de ces conflits dans une note publiée en mars, en a comptabilisé une douzaine. « Le chiffre n’est pas si élevé que ça, mais le phénomène risque de se développer. Les entreprises l’intègrent déjà dans leur stratégie », assure Sophie Schiller, professeur de droit privé à l’université Paris Dauphine-PSL et membre du comité scientifique de l’Association pour le management des risques et des assurances de l’entreprise (Amrae). Si le risque reste encore relativement limité en termes financiers – c’est surtout la réputation qui est aujourd’hui en cause – il est pris très au sérieux. « C’est un vrai sujet d’inquiétude dans les entreprises ! », reconnaît Michel Josset, vice-président ESG climat de l’Amrae, et directeur assurance et prévention de Forvia.
En octobre dernier, c’est TotalEnergies qui en a fait les frais. Le groupe est ciblé de longue date par les ONG. Accusé par Greenpeace France, Notre Affaire à tous et Les Amis de la Terre France de greenwashing, TotalEnergies a été déclaré coupable de « pratique commerciale trompeuse » par le tribunal judiciaire de Paris. Motif : dans une campagne de communication lancée en mai 2021, le géant français de l’énergie mettait en avant son ambition d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, et d’être un acteur majeur dans la transition énergétique.
Or, le tribunal a estimé « [qu’]en ayant recours à cette terminologie, sans préciser aux consommateurs qu’il avait son propre scénario pour atteindre la neutralité carbone, et qu’il continuait à augmenter sa production et ses investissements dans le pétrole et le gaz, à rebours des préconisations des experts scientifiques fondées sur l’Accord de Paris, le groupe a fait état d’allégations environnementales de nature à induire en erreur le consommateur ».
Certes, comme l’a rappelé TotalEnergies – qui n’a pas fait appel, la justice « a rejeté l’essentiel des demandes formulées à son encontre, notamment celles visant les communications institutionnelles de la compagnie ». Et la peine reste symbolique : le groupe doit cesser la diffusion de la communication trompeuse, verser des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi par les associations demanderesses, et publier la décision sur son site. Il n’empêche, la décision est historique : « C’est la première fois à travers le monde qu’une major pétro-gazière est condamnée par la justice pour avoir trompé le public concernant sa contribution à la crise climatique », a estimé Greenpeace.
Une arme de pression redoutable
De nombreuses ONG, et notamment en France, ont aussi compris que le droit était une arme redoutable pour faire pression sur les grands groupes. Elles ont donc recruté des juristes, et n’hésitent plus à saisir le juge pour faire appliquer la norme juridique, tant au niveau local, que national, européen et international. Créée en 2015, Notre Affaire à tous, l’une des plus actives dans le domaine, ne s’en cache d’ailleurs pas : elle se définit comme « une association qui utilise le droit comme un levier stratégique de lutte contre la triple crise environnementale – climat, biodiversité, pollution ». Pour cette association, comme pour beaucoup d’autres, le contentieux fait désormais partie de son ADN. Elle a marqué les esprits en faisant condamner la France en 2021 pour « carence fautive » dans le respect de ses engagements climatiques inscrits dans l’Accord de Paris. Et elle vient de déposer un nouveau recours devant le Conseil d’État le 4 décembre, accusant la France de ne pas contribuer suffisamment à la réduction mondiale des émissions de gaz à effet de serre.
De plus, les ONG ne sont plus les seules à intenter des procès. « On voit désormais la société civile dans son ensemble s’emparer du contentieux climatique : de jeunes activistes isolés, des entreprises, des municipalités… », souligne Arnaud Van Waeyenberge, professeur de droit à HEC Paris.
Pourquoi les multinationales sont-elles, en France comme ailleurs, de plus en plus visées par des plaintes visant leur politique climat ? Il y a, d’abord, bien sûr, l’Accord de Paris : l’adoption, en 2015, de ce traité international, juridiquement contraignant sur le climat a de facto accru la pression sur les gouvernements et les acteurs privés. C’est à partir de là que les nouveaux cas ont commencé à proliférer, rappelle le Sabin Center for climate change law dans son dernier rapport.
L’impact de l’Accord de Paris
Sur la lancée de l’Accord de Paris, la France a adopté dès 2017 une loi pionnière sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres, soit trois ans avant que les 27 États membres de l’UE ne se prononcent en faveur d’une loi européenne sur le sujet. L’objectif de cette loi inédite : identifier les risques et prévenir les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement, y compris des sous-traitants et fournisseurs partout dans le monde (lire l’article sur les motifs contentieux). Quelque 250 entreprises sont concernées par cette loi, qui a inspiré la directive européenne CS3D (Corporate sustainability due diligence directive) de 2024. À ce jour, seule La Poste – pourtant l’un des groupes les mieux notés au monde sur l’environnement – a été condamnée sur le fondement de cette loi, mais une quinzaine de contentieux climatiques ont été engagés sur ce motif.
La France a aussi renforcé sa lutte contre le greenwashing avec la loi AGEC (2020) et la loi Climat et résilience (2021), qui permettent désormais d’assigner en justice sur le fondement de « pratiques commerciales trompeuses ». C’est sur la base de cette loi que le groupe TotalEnergies a été condamné pour greenwashing. Une décision historique qui n’est sans doute pas la dernière, car on assiste partout dans le monde à une hausse du nombre de litiges sur la base de ce motif, selon le Sabin Center for climate change law. Et puis les entreprises doivent désormais compter avec la loi DDADUE – transposée en avril dernier de la directive sur les actions de groupe – qui étend les actions de groupe à tous les domaines, y compris le climat. « Cela ouvre la voie à beaucoup plus de contentieux climatiques contre les entreprises, et introduit la possibilité d’actions transfrontalières. Cela risque de prendre, à terme, beaucoup plus d’ampleur ! », alerte Johane Coignard-Nivet, présidente de la commission Responsabilité civile de l’Apref. Sans compter les actions contre les dirigeants qui pourraient, elles aussi, se développer…
La menace est d’autant plus forte, en France, que la justice s’est adaptée aux contentieux climatiques. En janvier 2024, la cour d’appel de Paris a annoncé la mise en place, au sein de son pôle économique, d’une chambre dédiée aux contentieux émergents, en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique. Une première ! « La France, qui a été pionnière en étant le premier pays à promulguer une loi sur le devoir de vigilance, le sera également avec la création de cette chambre à compétence transversale », a précisé la juridiction. Le changement est d’ailleurs déjà palpable pour le suivi des contentieux. « Avant, nos litiges étaient traités entre des affaires d’héritages et de contrats, les juges nous accordaient 10, 20 minutes maximum. Désormais, les magistrats ont beaucoup plus de temps. C’est un risque extrêmement fort pour les entreprises », explique le juriste Brice Laniyan, de Notre Affaire à tous. Le résultat ne s’est pas fait attendre : en juin 2024, l’action judiciaire lancée contre TotalEnergies pour non-respect du devoir de vigilance par six associations et quinze collectivités territoriales a été déclarée recevable.
Les entreprises s’organisent
Comment les entreprises françaises s’organisent-elles face à ce nouveau risque ? Pour commencer, elles font évoluer leur organigramme. Elles accordent une place croissante à la fonction RSE, aujourd’hui plus souvent rattachée au Comex, et aux compétences juridiques. Elles nomment aussi des responsables de groupes chargés de veiller au respect du devoir de vigilance, comme l’a fait par exemple EDF fin 2020. « Le déploiement et la coordination du plan de vigilance s’appuient sur un réseau de responsables Devoir de vigilance, nommés dans chaque entité du groupe concernée au regard de leurs missions dans les domaines de la RSE, de l’éthique et conformité, ou bien encore du contrôle interne », explique l’électricien français dans l’un de ses documents officiels.
De même, les groupes étoffent leur département « compliance », chargé du respect des règles, en recrutant des juristes. Enfin, ils font davantage appel à des cabinets d’avocats. « Avant, le climat était un critère parmi d’autres pour les entreprises. Mais avec l’évolution des données scientifiques et la judiciarisation croissante, les entreprises réfléchissent beaucoup plus en amont à l’évaluation du risque de contentieux », explique l’avocate Astrid Mignon Colombet, du cabinet August Debouzy. Au point, parfois, d’embaucher… d’anciens avocats. Comme Aurélien Hamelle, désormais directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies.
Les directions renforcent également le dialogue avec les parties prenantes – lesquelles doivent désormais être précisées dans la cartographie des risques – notamment les ONG. Cela aide à mieux construire les plans de vigilance, mais aussi à identifier les problèmes potentiels, en amont des projets d’investissement. Pas toujours facile de s’entendre quand les intérêts divergent… Résultat : « Certains projets sont abandonnés, car les risques de mise en cause sont trop importants, reconnaît Michel Josset, de l’Amrae. On n’imagine plus un projet industriel présenté à un management sans prendre en compte l’aspect climat ! ».
Enfin et surtout, les équipes se forment sur la question de la vigilance. Elles n’ont pas trop le choix : si la cartographie des risques n’est pas assez précise, elles sont susceptibles de se faire condamner – c’est ce qui est arrivé à La Poste en juin 2025. Et c’est pareil pour les procédures d’évaluation de la chaîne de valeur, les mesures mises en œuvre pour s’adapter, le dispositif de suivi et d’évaluation de ce qui est fait… Or, tout cela ne s’improvise pas. « Au début, les entreprises avaient beaucoup de mal à mettre en œuvre les nouveaux textes car elles n’y comprenaient rien », confie Sophie Schiller. Très sollicitée pour décrypter la loi, la juriste a d’ailleurs fini par monter une formation – elle en est à sa dix-septième ! Son constat aujourd’hui ? : « Il y a une vraie montée en compétence sur le sujet vigilance et en particulier climat, explique-t-elle. Les plans de vigilance seront donc de moins en moins contestables. Cela devrait limiter la hausse des contentieux. »
Les entreprises ont désormais l’épée de la justice dans les reins, elles s’équipent et anticipent enfin les risques. C’est leur intérêt, car nul doute que le mouvement est irréversible : elles devront chaque jour davantage rendre des comptes des dégâts qu’elles génèrent, sur leur pratique, et sur leurs engagements.
Sandrine Trouvelot