Orange est un acteur majeur de l’installation et l’exploitation de câbles sous-marins. La directrice générale de l’opérateur français de télécommunications, Christel Heydemann, appelle l’Europe à mieux protéger ses infrastructures stratégiques.
Avec Orange Wholesale, Orange occupe une place importante dans le secteur de l’installation et de la maintenance des câbles sous-marins. En quoi cette activité est-elle stratégique pour le groupe ?
Christel Heydemann : Elle est d’abord historique. Les premiers câbles ont été installés par les grands opérateurs télécoms ayant une façade marine, dont nous faisons partie. La France, de par ses nombreux territoires d’outre-mer, a développé une expertise reconnue mondialement. Aujourd’hui, notre activité s’appuie sur deux piliers : l’exploitation d’une quarantaine de câbles cumulant 450 000 kilomètres, et Orange Marine en charge de la pose et de la maintenance. Notre filiale détient six navires sur les cinquante que compte la flotte mondiale de navires câbliers. Par prolongement, la France occupe une place singulière dans ce secteur. Avec Orange et aussi Alcatel Submarine Network (ASN), qui dispose également de six navires câbliers et dont l’État est propriétaire à 80 %, elle possède douze des cinquante navires actifs dans le monde.
Avec la montée des tensions géopolitiques, notamment en Europe, observez-vous une augmentation des actes de malveillance sur vos câbles sous-marins et installations terrestres ? Comment l’entreprise fait-elle face aux menaces ?
Christel Heydemann : Les câbles subissent régulièrement des avaries (environ une tous les deux jours) et il est souvent difficile de déterminer si la cause est un acte de malveillance. L’année dernière, un séisme sous-marin s’est produit au large de la Côte d’Ivoire. Cela a entraîné une coupure de connexion pendant quelques jours pour plusieurs pays qui se sont retrouvés dans le noir et avec une performance du réseau internet moindre.
Cela peut aussi être dû à un bateau qui laisse traîner son ancre : même dans ce cas, il est difficile d’être catégorique sur le caractère accidentel de l’événement. Cela nous est arrivé il y a quelques mois en mer Rouge avec un navire en perdition. À chaque fois, nos équipes d’Orange Marine sont prêtes à embarquer dans les 24 heures pour aller réparer. Heureusement, il ne suffit pas de sectionner un câble pour couper la connexion, il y a de nombreuses redondances pour mailler le réseau et des backups terrestres.
L’Union européenne a-t-elle élaboré une stratégie pour défendre ses réseaux ?
Christel Heydemann : Le constat est désormais clairement établi, il suffit de lire le rapport Draghi. La réalité aujourd’hui est que la politique guidée par la concurrence, le consommateur, et donc des prix bas, a atteint ses limites. Certains opérateurs télécoms ont déjà commencé à vendre leur réseau car ils sont surendettés et le retour sur capital est inférieur au coût du capital. Il n’y a par ailleurs quasiment aucune incitation européenne à les protéger des velléités des fonds d’investissement et, depuis peu, même des Gafam.
Je pense que c’est une erreur, car ces réseaux de communication sont stratégiques pour les États et la communauté européenne dans son ensemble. Il y aurait pourtant une vraie logique technique et économique à mutualiser ces installations. Pour autant, l’Autorité de la concurrence européenne ne prône pas la consolidation, alors que comme dans la plupart des secteurs d’infrastructures, la taille critique est un facteur décisif de réussite : il faut l’augmenter pour continuer à peser sur le marché. Espérons que le livre blanc sur la connectivité européenne entraîne une prise de conscience au niveau européen.
99 % du trafic internet transite par les câbles sous-marins. Avec une telle importance, les câbles sont l’objet d’une attention particulière des grands États et participent aux conflictualités géopolitiques. La Chine a ainsi fortement investi dans le secteur depuis 2015. Quelles formes prend ici la rivalité sino-américaine ?
Christel Heydemann : Les Chinois investissent beaucoup et ont des flottes de navires comme les États-Unis. C’est un facteur de souveraineté. Il est vrai qu’on ne voit guère de projet États-Unis-Chine se développer, contrairement aux projets États-Unis-Europe ou encore Chine-Europe. Mais cela ne veut pas dire que les deux grands espaces ne sont pas connectés. Cela passe par des réseaux intermédiaires comme l’Afrique et le Japon.
Les États-Unis sont déjà le premier marché en termes de data centers et il y a fort à parier que la dynamique devrait au moins se poursuivre avec la nouvelle administration. Il est trop tôt pour savoir si des annonces comme Stargate vont générer un surcroît d’activité, mais le développement de l’intelligence artificielle implique nécessairement des besoins additionnels de connectivité.