Christel Bories est PDG du groupe minier français Eramet, présent dans 16 pays et employant près de 11 000 collaborateurs dans le monde. Elle raconte comment ces marchés en pleine croissance, essentiels à la transition durable, sont plus que jamais pris dans les rets de la géopolitique. Et explique pourquoi face à l’étendue de leurs dépendances, la France et l’Europe doivent activer sans relâche une diplomatie économique dans des régions du monde qui ne nous sont pas toutes très favorables.
Quelle place occupe la géopolitique dans les marchés de minerais ?
Christel Bories : Une place centrale ! Les matières premières sont aujourd’hui au centre des deals géopolitiques. Bien sûr, l’énergie était déjà au cœur des rapports de forces internationaux. Mais dans un monde qui s’est durci et fragmenté, les matières premières et les minerais sont plus que jamais une arme de négociation. Les pays qui ont dans leur sol des matières premières essentielles au fonctionnement de nos économies, ont réalisé qu’ils détenaient une arme pour rééquilibrer ou imposer des rapports de forces et obtenir des contreparties. Certains ont découvert qu’ils détenaient des leviers très puissants et ils auraient tort de ne pas les utiliser. C’est ce que tente l’Ukraine avec Trump, par exemple.
L’approvisionnement en minerais est donc devenu un élément clé de la souveraineté et des nouveaux rapports de force internationaux. Comment s’est faite cette prise de conscience ?
Christel Bories : Deux grandes crises récentes nous ont fait prendre conscience de l’importance des métaux critiques et de l’intégration des chaînes de valeurs. Il y a d’abord eu la pandémie du Covid, quand les frontières se sont refermées et le commerce international mis à l’arrêt : soudain, on a réalisé qu’il y avait des choses qu’on ne savait plus faire ou plus produire… Prenez l’exemple simple des alliages d’aluminium, indispensables pour faire des machines ou des carrosseries automobiles. Dans ces alliages, il y a du magnésium, dont 90% de la production mondiale vient de Chine… Tout à coup, plus de magnésium… On s’est réveillé en réalisant brutalement que dans un marché complètement ouvert, les chaînes de valeurs s’étaient déplacées et hyper-fragmentées au cours des dernières décennies…
Le second choc est arrivé quand la Russie a envahi l’Ukraine : tout le monde a regardé où on s’alimentait, par exemple, en titane dont les « éponges » servent à produire du métal : la Chine, encore, la Russie, et dans une bien moindre mesure le Japon. Les Etats-Unis et l’Europe étaient totalement dépendant de la Russie… Branle-bas de combat à Bruxelles, l’Europe est venue nous voir en nous demandant de dériver notre dioxine de titane pour alimenter le Kazakhstan qui revendrait aux Européens des « éponges » de titane… Beaucoup ont réalisé alors avec stupéfaction combien nos chaînes de valeur, notamment sur l’amont, étaient totalement déstructurées et non-intégrées. On a cru au monde ouvert, au monde libre où on pouvait « sourcer » n’importe quoi, n’importe où… Le réveil a été brutal. Le Covid et l’invasion de l’Ukraine ont donc été des moments clés pour comprendre l’ampleur de nos dépendances, vis-à-vis de la Chine d’abord, puis vis-à-vis de la Russie.
Ce que les scientifiques appellent les « terres-rares » sont devenues des éléments de négociations géopolitiques. Comment sommes-nous devenus à ce point dépendants ?
Christel Bories : Les « terres rares » sont malnommées, elles ne sont pas rares en soit, mais en quantité extrêmement faible en proportion dans le sol ; il faut généralement manipuler beaucoup de terre pour les extraire : environ 1000 tonnes pour en extraire une. Bien évidemment, cela a un fort impact environnemental et, si c’est mal fait, peut entrainer des pollutions . Donc de nombreux pays, à commencer par les Etats-Unis mais aussi la France, se sont réjouis de voir d’autres pays et en premier la Chine, faire le boulot… Insouciants, nous avons tous importé des « terres rares », essentielles pour la fabrication de nos produits électroniques. Et puis un jour, la Chine qui assure plus de 90% de la production mondiale, a décidé de mettre des restrictions à l’export. L’Europe ou les Etats-Unis se sont ainsi réveillé un matin en réalisant que les « terres-rares » étaient parties… Là encore, le réveil a été brutal.
La prise de conscience de nos dépendances a donc eu lieu, avons-nous les moyens de retrouver de la souveraineté ?
Christel Bories : Je ne suis pas très optimiste. Il y a bien la volonté de réintégrer nos chaînes de valeur, mais on part de très loin. On n’a pas la matière première – il y a très peu de mines sur le sol européen – et on n’a plus forcément le savoir-faire. Si on exploitait la totalité des gisements économiquement exploitables qu’on a dans nos sols en Europe, on ne satisferait pas plus que 15% de nos besoins.
En outre, on se heurte aux risques environnementaux et aux opinions publiques. On voit déjà les difficultés que nos pays rencontrent pour installer des éoliennes, alors ouvrir des mines… On le voit d’ailleurs pour le projet de mine de lithium dans l’Allier qui soulève des oppositions. Les mêmes résistances sont à l’œuvre en ce moment même au Portugal ou en Serbie où les projets sont bloqués. Les deux seuls pays européens qui ont une – modeste – activité minière, la Finlande et la Suède, ont pu les exploiter dans des territoires totalement inhabités. Les Etats-Unis ont d’ailleurs les mêmes soucis que nous.
Comment la Chine a-t-elle pris cette place prépondérante dans ces marchés ?
Christel Bories : La Chine n’a pas vraiment plus de minerais que les Etats-Unis ou l’Europe. Elle n’a pas de nickel, un peu de manganèse mais de mauvaise qualité, un peu de lithium… Pas de véritables réserves à même de servir son économie. Mais elle l’a compris depuis longtemps et s’est construit ses propres chaînes de valeur en prenant pied en Afrique, en Amérique Latine, en Indonésie, là où sont les ressources, en achetant des concessions et des mines, en prenant des participations, en nouant des partenariats… Les seuls à exploiter du cobalt au Congo, ce sont les Chinois, comme pour le nickel en Indonésie.
L’Indonésie est un cas d’école très intéressant sur ce plan : ce grand pays, c’est l’Arabie Saoudite du nickel, 60% des réserves mondiales et bientôt 70% de la production. Tout a été développé par les Chinois ! L’Indonésie a décidé il y a quelques années de bloquer ses exportations en donnant 18 mois aux pays acheteurs pour sceller un « deal » : pour bénéficier du nickel indonésien, il faudrait investir massivement dans les infrastructures. Les Chinois n’ont fait ni une ni deux, ils sont venus et ont investi des dizaines de milliards ! Ils ont vu que les minerais n’étaient pas loin de la mer et ont construit des infrastructures juste en dessous, avec des parcs industriels incroyables destinés à la première transformation du nickel. De manière pragmatique, les Chinois ont fermé leurs propres raffineries et misé sur une énergie et une main d’œuvre indonésienne très bon marché. Le nickel est désormais dans les mains indonésiennes et chinoises. Les Chinois ont utilisé la même stratégie en Amérique Latine pour d’autres minerais. Le fait est que la Chine est en position archi-dominante.
L’Europe et la France ont-elles une chance de reconstruire des chaines de valeur intégrées avec les pays africains, très riches en minerais ?
Christel Bories : La France avait de grandes opportunités en Afrique de l’Ouest pour bâtir ses propres chaines de valeur. Mais malheureusement, elle n’est pas parvenue à en profiter vraiment. Nous avons souvent une approche compliquée avec ces pays africains, en mettant beaucoup de conditions quand les Chinois, plus directs et plus agiles, arrivent avec des fonds et « pas des leçons de morale » comme je l’ai souvent entendu. Ces pays sont en devenir, leur indépendance est récente, ils ne sont pas parfaits… Les matières premières sont là où elles sont… Vous ne choisissez pas. Eramet est présent au Sénégal et au Gabon. Je plaide en faveur du pragmatisme et de partenariats stratégiques pour avoir des chaînes d’alimentation souveraines. Il faut diversifier ses risques en étant présents dans différents pays qui souhaitent rester alignés ou au moins partiellement alignés, avec l’Occident. Et il faut pratiquer une intense diplomatie économique. Nous avons d’ailleurs participé à la formation de nos ambassadeurs sur les questions minières.
Pour le lithium, minerai essentiel à la transition énergétique, Eramet a misé sur l’Amérique Latine. Avec quelle stratégie ?
Christel Bories : Le triangle du lithium se trouve en Amérique latine, 60% des ressources exploitables mondiales se situent entre le nord du Chili, le nord de l’Argentine et le sud de la Bolivie. Nous avons acheté des concessions au Chili, et nous espérons que les projets vont se débloquer, après une période compliquée car le lithium a été déclaré « ressource nationale ». Nous attendons le lancement des appels d’offres sur le droit d’exploration et d’exploitation.
C’est en Argentine, que les projets sont les plus nombreux et les plus ouverts et nous sommes parmi les premiers présents. Nous avons d’ailleurs racheté les parts du partenaire chinois avec lequel nous coopérions.
Le cas argentin illustre la stratégie d’Eramet qui est d’être en amont de la chaine de valeur des métaux de la transition écologique. Le lithium argentin, c’est de la saumure, un liquide que l’on pompe à quelques centaines de mètres de profondeur. Nous avons construit une usine hydro-métallurgique sur place qui extrait le lithium de la saumure et le transforme en carbonate de lithium, de la poudre qu’on envoie directement aux fabricants de batteries. Le lithium étant présent en très faible proportion dans les saumures, la transformation sur place coûte beaucoup moins cher.
Comment voyez-vous évoluer la demande de lithium ?
Christel Bories : Nous prévoyons que la demande de lithium va doubler à peu près tous les 5 ans pendant les vingt prochaines années, donc une croissance de l’ordre de 20% par an. Cette demande colossale sera tirée par les batteries, utilisées aussi bien dans la mobilité que dans le « stationnaire », c’est à dire les batteries nécessaires pour réguler les smart grids et faire la jonction entre les sources intermittentes d’énergie et les besoins en continu.
Ce n’est pas parce que l’Europe ralentit sur les véhicules électriques, que le monde n’avance pas ! En 2024, les ventes de véhicules électriques ont progressé de 25% dans le monde. Je n’ai aucun doute sur le fait que les véhicules électriques vont s’imposer au fur et à mesure que les infrastructures se mettent en place. Nous misons donc beaucoup sur le lithium. En 2022, on a connu une envolée des prix stratosphérique, à 80 000 dollars la tonne, cela n’avait aucun sens. Du coup des tas de projets ont émergé avant de déchanter quand les prix sont retombés à 9000 dollars la tonne comme aujourd’hui. Le marché est en train d’être nettoyé et c’est une bonne chose. C’est une industrie très capitalistique, il faut pouvoir rembourser les infrastructures.
Plus largement, tous les marchés d’Eramet sont en croissance, le monde va continuer à se doter d’infrastructure, l’Inde pousse, l’Afrique va s’urbaniser. Dans les trente années qui viennent la demande de minerais sera colossale.
Quelles conséquences peut avoir la guerre tarifaire qui fait fureur depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump ?
Christel Bories : Dès que vous commencez à mettre des barrières douanières, le monde n’est plus fluide, et cela affecte directement les matières premières parce qu’elles voyagent énormément. Les pays producteurs consomment en général très peu des matières premières qu’ils génèrent. Les tensions entre les pays ont également un impact majeur car nous dépendons énormément des Etats pour l’obtention de nos concessions et nos permis d’exploiter. La guerre tarifaire aura donc forcément un impact fort sur les marchés et les flux de matières premières.
Propos recueillis par Vincent Giret et Patricia Laurent