Professeur à Paris-Dauphine-PSL et membre du comité scientifique de 2050NOW, l’économiste de l’énergie Patrice Geoffron décrypte les conséquences du bouleversement international provoqué par les dernières décisions du président Trump. Pour WARM, il évoque deux scénarios possibles – un effondrement à court terme ou un changement de cap à mi-mandat, et met l’accent sur la perte de confiance dévastatrice qui pénalisera l’économie des États-Unis.
Donald Trump a déclaré au monde une guerre commerciale totalement inédite. Quelles sont les conséquences mesurables à court et moyen terme de cette rupture historique ?
Patrice Geoffron : On semble être passé d’« America First » à « America Alone »… Mais ce n’est pas parce que les États-Unis veulent quitter le système qu’ils ont eux-mêmes mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, que ce système va disparaître. Ce système subit un choc sévère, mais d’autres configurations d’échanges vont certainement voir le jour, les États-Unis étant les seuls à prôner une forme d’isolationnisme commercial.
Il y a certes la probabilité qu’il y ait, dans cette décision brutale, une part importante de posture qui précède des négociations et des « deals ». Mais le pari de Donald Trump – qui correspond à des convictions très anciennes de sa part, affirmées dès 1987 dans une page de publicité achetée dans le New-York Times – risque d’abord de se retourner contre les États-Unis : les pressions inflationnistes vont vite peser pour les ménages, de même qu’elles fragiliseront les retraites.
Et cela d’autant que l’augmentation de la production via la relocalisation supposée d’activités n’ira pas de soi : la machine productive américaine souffre déjà du manque d’infrastructures et de main d’œuvre disponible. Le renvoi des immigrés constitue d’ailleurs un problème supplémentaire pour certains secteurs. Et il n’est pas sûr du tout que les grands groupes industriels répondent à l’appel de Trump. Un « pay-back » à court terme n’est pas possible et très hypothétique à moyen terme.
D’autant qu’un autre facteur va peser : la perte de confiance. La remise en cause du « Rule of Law », la règle de droit, qui n’a plus de valeur pour Trump dans sa volonté de rupture. Cette politique va susciter une méfiance générale et déboucher sur un risque-pays pour les investisseurs. Les États-Unis vont être frappés d’une suspicion légitime. Au total, il y a bien une bonne part d’hubris dans ce néo-mercantilisme.
Quels scénarios imaginez-vous ?
Patrice Geoffron : Il faut d’abord dire qu’aucun de nos modèles macro-économiques n’est capable d’encaisser un stress test aussi baroque. Nous entrons dans des terres inconnues. Mais je vois deux grands scénarios possibles.
Le premier est celui d’un effondrement à court terme, du type de celui provoqué par la crise financière de 2008. Le coup était déjà parti des États-Unis avec la crise des « subprimes ». Dans un tel scénario, le rebond de l’inflation, des pensions fragilisées, des pertes d’emploi, une grippe aviaire, un retour de la rougeole… provoquent un chaos aux États-Unis avec des risques de contagion.
Le doute ou la panique des marchés font voler en éclats l’idée qu’il y aurait une « potion amère » à avaler avant de retrouver la félicité et les bénéfices. On parle déjà de « Trumpcession » pour annoncer la récession qui vient.
Nous entrerions alors dans un corridor de tous les dangers. Surtout si Trump décidait d’en rajouter et d’étendre la guerre commerciale à d’autres fronts, les taux de change, la dette… Et, sans doute, les engagements internationaux des États-Unis en matière militaire et de sécurité.
Et le second scénario ?
Patrice Geoffron : Le second scénario est celui de la résilience institutionnelle américaine et d’un retournement à mi-mandat : le paquebot tient tant bien que mal jusqu’aux midterms et les Américains décident de se donner une nouvelle majorité dans les urnes en 2026. Une partie des Républicains lâchant Trump. Ce scénario n’est pas celui d’un retour à la normale, mais plutôt d’une limitation des pouvoirs de Trump et de son équipe. À la condition qu’ils acceptent le verdict électoral…
Cette guerre commerciale va entraver le commerce mondial. Quel impact global peut-elle avoir sur les émissions de CO2 ?
Patrice Geoffron : La certitude absolue, c’est que, dès lors que le PIB mondial va diminuer (ou croître moins vite), cela aura un impact assez fort sur les grands pays émetteurs de CO2, notamment la Chine qui est plus particulièrement visée par le rehaussement des tarifs. Il y a un double paradoxe : en stressant l’économie mondiale, Trump va contribuer à ainsi réduire les émissions globales. Il se pourrait qu’il fournisse également des arguments pour garder le cap du green deal en Europe : les trois grandes zones dont nous dépendons pour nous approvisionner en énergies fossiles – la Russie, le Moyen-Orient et maintenant les États-Unis ! – sont toutes dans un état de grande instabilité qui incite à réduire nos importations, pour des raisons de souveraineté.
Dans ce contexte, il y aura certes des « effets d’aubaines ». Le prix du baril, très instable, a déjà baissé de 20 $ depuis le début de l’année. La politique de Trump stresse la demande de pétrole et l’Opep+ a décidé d’augmenter sa production pour préserver ses parts de marché : tout cela ne peut que baisser le prix du baril. D’ailleurs, comme pour être rentables, les nouveaux forages aux États-Unis auront besoin d’un baril à 70 ou même 80 $, Trump agit comme son « drill, baby, drill ! »… D’autant plus que le chaos va aussi avoir un impact sur les filières fossiles : la hausse des droits de douane sur l’acier va provoquer une augmentation des coûts et ainsi pénaliser le pétrole et le gaz américains.
L’instabilité du prix du baril – qui navigue entre 20 et 150 $ depuis 15 ans – est devenu la norme et elle est délétère pour l’économie mondiale car elle génère un stress économique permanent. Ce contexte pourrait doper le développement des technologies décarbonées (ENR, nucléaire, efficacité, véhicules électriques, …) qui sont une assurance contre ces chocs. Les Chinois vont maintenir leur cap pour s’assurer d’un leadership sur toutes ces technologies.
Une bonne nouvelle se cache-t-elle dans ce chaos, la diminution des émissions globales ?
Patrice Geoffron : Je crains que ce soit surtout une fausse bonne nouvelle : on ne peut pas se réjouir d’une baisse des émissions due à l’effondrement de l’économie mondiale… Nous avons expérimenté de telles baisses en 2008 (crise financière historique) et en 2020 (épidémique historique) et la décarbonation par l’effondrement n’est pas la voie la moins douloureuse. Notamment pour les pays les plus fragiles, en développement ou émergents, menacés par la sortie des États-Unis de l’Accord de Paris – qui prévoit des financements Nord-Sud importants – et l’éradication de l’USAID… C’est un dramatique coup pour la partie la plus fragile de l’Afrique, particulièrement les 600 millions de personnes qui n’ont toujours pas d’accès à l’électricité, et subissent déjà les calamités du changement climatique.