Installé à Munich et spécialiste de la géopolitique, Nikolaus Lang dirige le think tank du cabinet de conseil BCG. En contact étroit avec de très nombreux CEO européens, il décrypte les nouvelles réalités géopolitiques que doivent intégrer les entreprises pour résister aux chocs d’un nouveau monde. Notamment sur les mers, à la veille de l’UNOC. Nikolaus Lang alerte aussi sur la nécessité pour l’Europe de construire au plus vite son autonomie stratégique.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours au BCG ?

Nikolaus Lang : J’ai entamé ma carrière au BCG il y a 30 ans, me spécialisant dans deux domaines : l’industrie automobile et la mobilité d’une part, et la géopolitique d’autre part. J’ai travaillé pour des constructeurs comme pour des prestataires de mobilité et des villes (Singapour ou Lisbonne). Il y a dix ans, j’ai pris la tête des équipes Global Advantage dédiée à la globalisation. En 2016, j’ai proposé à notre comité exécutif de ne plus parler de globalisation et de commencer à parler de géopolitique. Nous avons lancé notre centre d’expertise géopolitique en 2017, étant le premier cabinet de conseil à le faire. Cette grille s’est imposée : il y a une géopolitique tarifaire bien sûr, mais aussi une géopolitique de la tech, une géopolitique de l’espace, une géopolitique maritime…

D'où vient cette intuition précoce sur la géopolitique ?

Nikolaus Lang : Cette sensibilité vient de mon enfance. Mon père était ambassadeur, et à table on parlait de la guerre, de la révolution islamique en Iran ou d’échanges internationaux. À cinq-six ans, je savais déjà ce qu’était la guerre de Yom Kippour. Cette « vaccination » précoce m’a toujours intéressé. J’ai beaucoup voyagé et fait ma thèse de doctorat en Chine. Aujourd’hui, je dirige le Center for Geopolitics de BCG et le BCG Henderson Institute, notre think tank.

Comment analysez-vous l'évolution du monde multipolaire ?

Nikolaus Lang : Il y a clairement un changement de modèle. Dès l’été 1944 et la conférence de Bretton Woods, les États-Unis avaient jeté les bases d’un monde multilatéral dont ils avaient fixé les règles. Il y avait un pays dominant, qui configurait les grandes institutions, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, puis le GATT, précurseur de l’OMC, tout cela était américain. Ce monde-là est cassé. Nous basculons d’un monde monopolaire triomphant dans les années 1990-2000 vers un monde multipolaire avec désormais quatre ou cinq pôles d’influence. Cette rupture – que nous n’avons pas toujours voulu voir – ne date pas du retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Elle s’est amorcée avec le krach de 2008, la crise de la dette européenne de 2012, puis le Brexit et Trump 1.

Le multilatéralisme est-il définitivement cassé ?

Nikolaus Lang : Nous allons vers un monde « multipolaire », où les États-Unis sont tentés de se mettre en retrait, poussés par l’agenda Trump. Mais il ne faut pas oublier que les États-Unis ne sont pas une grande puissance commerciale, ils ne représentent que 17 % des échanges mondiaux, 83 % se font déjà sans eux. Les Chinois disent « We are open for business » et s’intéressent à ces 83 %. Ils peuvent perdre 200 milliards avec les États-Unis mais gagner 260 avec la Russie, 180 avec l’Afrique, 180 avec l’Amérique latine… Une grande partie du monde va devoir faire sans les États-Unis. Cela ne sera ni simple, ni confortable. Mais ce nouveau monde va aussi inventer de nouveaux équilibres, avec des opportunités pour d’autres grandes régions du monde. Et ce monde va demander à chacun de savoir faire des compromis. 

La Conférence des Nations unies sur l’Océan s’ouvre à Nice la semaine prochaine, est-ce un nouveau test pour le multilatéralisme et la capacité des États du Nord et du Sud à se mettre d’accord pour préserver les espaces maritimes ?

Nikolaus Lang : C’est évidemment un bon test pour voir s’il peut y avoir davantage de coopérations internationales, mais il ne faut pas se faire trop d’illusions, l’absence des États-Unis – si elle se confirme – va limiter l’impact de ce qui sera décidé.

La mer et les océans sont aussi percutés par la géopolitique alors que 80 % du commerce mondial transite par la mer. Quels sont les impacts et les risques les plus forts ?

Nikolaus Lang : La géopolitique maritime s’est hissée au premier rang de la scène internationale : blocage du canal de Suez, attaques des Houthis, menaces de Pékin dans la mer de la Chine du Sud… Une grande partie de ce commerce transite par des points de passage obligés, caps, détroits ou grands canaux qui sont autant de goulots d’étranglement – Canal de Suez, Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca, Taïwan…

Le commerce mondial est ainsi soumis à quantité de tensions et d’interruptions. L’impact est fort, comme on a pu le voir avec la guerre en Ukraine, puis avec le quasi-blocage du Canal de Suez, mais aussi plus récemment avec les « tariffs » de Trump : entre la Chine et les États-Unis, le volume des échanges a brutalement décru de 30 à 50 %. Les chaines de valeur ont commencé à se restructurer comme à la fin des années 2010, lors du premier mandat de Trump : les Chinois s’étaient adaptés en assemblant certains produits industriels au Vietnam – et non en Chine – pour échapper à la hausse des droits de douane. Mais ça sera plus difficile d’échapper aux « tariffs » : le Département du Commerce est devenu très sensible aux tactiques de contournement…

Quelle est la place de l'Europe dans ce nouveau monde ?

Nikolaus Lang : L’Europe va devoir trouver un avenir indépendant des États-Unis. J’étais présent quand J.D. Vance a fait son discours à la conférence de Munich. Il est clair que l’Europe doit désormais développer un modèle indépendant économiquement, technologiquement et militairement. On dit souvent que l’Europe a fait trois erreurs : sous-traiter l’énergie à la Russie, la défense aux États-Unis, le commerce à la Chine… L’Europe doit changer de modèle. Son industrie de défense, par exemple, est aujourd’hui beaucoup trop fragmentée. 

Combien de temps faudra-t-il à l'Europe pour construire cette indépendance ?

Nikolaus Lang : Une décennie. L’indépendance énergétique s’est faite plus rapidement que prévu mais à un prix fort. Pour la défense, l’Europe veut passer de 400 à 800 Mds€ de dépenses sur cinq ans. Des pays comme la Pologne sont passés de 2 % à 4,7 % du PIB en dépenses militaires. L’Allemagne, avec 60 % d’endettement contre 124 % pour les États-Unis, a su débloquer des fonds. Le processus est lancé. 

L'Europe peut-elle concilier transition énergétique et indépendance ?

Nikolaus Lang : L’Europe est la deuxième région mondiale pour les investissements dans les renouvelables après la Chine. La green tech reste une industrie forte européenne, mais je m’inquiète pour les batteries. Les Chinois sont déjà à la troisième ou à la quatrième génération. Faut-il faire venir les Chinois construire chez nous ou exiger des transferts de technologie comme ils nous l’ont imposé ? C’est le gros dilemme des Européens. 

Comment voyez-vous la situation critique de l'industrie automobile européenne, qui demande à retarder sa transition ?

Nikolaus Lang : L’industrie automobile est dans « la tempête parfaite ». La Chine, plus grand marché automobile, croît mais avec une forte décroissance des acteurs non-chinois. Partout sauf en Chine, on a un ralentissement du passage à l’électrique avec du besoin d’hybride. Les constructeurs doivent gérer et s’adapter à des réalités multiples : des batteries en Chine, de l’hybride en Europe, de la combustion aux États-Unis. Avec en plus la hausse des droits de douane américains qui compliquent tout. 

Faut-il protéger l'industrie européenne ?

Nikolaus Lang : L’Europe le fait déjà avec des droits de douane sur les véhicules électriques chinois. Le constructeur chinois BYD s’est installé en Hongrie pour les contourner. Si vous prenez un triangle optimisation économique / optimisation écologique / optimisation géopolitique, nous sommes passés d’un extrême économique vers un compromis incluant désormais la géopolitique et donc la volonté de souveraineté, qui se fera au détriment des deux autres optimisations, notamment en termes de coûts. La souveraineté est aux antipodes de l’optimisation économique qui triompha à la fin du XXe siècle. 

Les BRICS peuvent-ils créer une rupture géopolitique ?

Nikolaus Lang : Le poids du Sud global va s’accroître. Les BRICS+ représentent déjà 50 % de la population mondiale, 50 % de la production pétrolière, 25-30 % des exports et du PIB mondial. Sous pression américaine, ils veulent se coordonner, mais cela nécessite une certaine organisation et la fin des querelles intestines. Leur influence va croître mais la vraie rupture prendra 15 à 20 ans.

Comment gérer la menace russe ?

Nikolaus Lang : Ce qui m’inquiète le plus pour l’Europe n’est ni la transition climatique, ni l’économie, mais l’instabilité militaire à l’Est. La Russie pose un énorme problème à l’Europe. J’ai écrit dès mai 2022 que l’Ukraine ressemblerait à la Corée avec une ligne de démarcation. Il n’y aura pas de vrais traités car cela implique accords, réparations, tribunaux. Pour parvenir à conclure l’armistice coréen, il a fallu deux ans, 595 réunions et 40 pages de texte… C’est clairement le sujet le plus préoccupant.