Plus de 2 400 entreprises européennes et du G7 opéraient en Russie avant l’invasion de l’Ukraine. Environ 1 600 d’entre elles y sont encore actives, parfois en mode dégradée, comme Leroy Merlin, Auchan, Nestlé ou Coca-Cola. Une éventuelle levée des sanctions occidentales ne supprimerait pas toutes les difficultés pour se réimplanter en Russie.
Le moment est-il venu pour les entreprises occidentales de réinscrire la Russie dans leurs plans de développement international ? Même si cela semble encore un peu prématuré, un certain nombre d’entre elles doivent se poser la question dans la perspective d’un éventuel cessez-le-feu, voire d’un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine. Ce serait un changement de paradigme tout à fait spectaculaire. Car la question de la présence ou de l’absence des entreprises occidentales de Russie est à la fois sensible et complexe.
Des situations diverses
Selon les données collectées par la Kyiv Scholl of Economics, environ 2 400 entreprises européennes et du G7 opéraient en Russie avant le 20 février 2022. À la fin 2024, 1 600 d’entre elles y étaient toujours actives, parfois en mode dégradé. Un peu plus de 400 ont cessé toutes leurs opérations (Société Générale, Renault, Chanel, Ikea…). D’autres y ont suspendu leurs activités de leur propre initiative ou sous la contrainte. D’autres encore ont été « nationalisées » ou acquises sous contrainte par des investisseurs locaux à l’image de Carlsberg ou encore de Danone (7 000 salariés, 13 usines), placé sous le contrôle de Yakub Yakriev, un homme d’affaires de 33 ans, neveu de Ramzan Kadirov…
Un certain nombre de grandes marques mondiales poursuivent leurs activités dont les plus connues sont Leroy Merlin, Auchan, Nestlé, Metro, Coca-Cola, Mondelez, JT Group… Elles justifient leur présence par le fait qu’elles fournissent des biens indispensables à la population ou qu’elles emploient de nombreux salariés sur place (29 000 emplois chez Auchan par exemple).
Pour autant, sur le terrain, la situation est loin d’être simple. Dans certains cas, des entreprises qui ont annoncé leur retrait ou leur volonté de réduire leurs activités se heurtent à un écheveau juridique complexe dans le domaine des contrats de franchise comme Burger King ou Subway (respectivement 850 et 450 restaurants en Russie) qui semblent avoir peu d’influence sur leurs partenaires locaux. Les entreprises opérant dans des secteurs stratégiques comme l’énergie évoluent sous contrainte maximum. TotalEnergies, par exemple, a arrêté l’achat de pétrole brut à la fin 2022, enregistré plus de 14,8 Mds€ de dépréciation et de pertes comptables au titre de ses actifs russes (Kharyaga, Novatek, Terneftegaz…) mais contribue à l’importation dans l’UE de gaz naturel liquéfié russe.
Liberté surveillée
Les entreprises occidentales qui opèrent en Russie aujourd’hui sont donc en liberté plus que surveillée. Elles opèrent dans un entrelacs de contraintes, de règles plus ou moins fluctuantes, de limitations en tous genres dans leurs opérations, notamment en matière de rapatriement d’argent. Celles qui souhaiteraient partir ou céder leurs activités doivent en obtenir l’autorisation, moyennant de fortes pénalités financières et l’obligation de céder pour très peu cher à des acquéreurs désignés et « homologués » par le Kremlin (50 à 60 % de rabais sur la valeur des actifs), favorisant ainsi des distributions d’actifs à des nouveaux venus dans l’oligarchie locale.
C’est ainsi que le jeune Alexei Sagal, modeste entrepreneur de la région de Stravropol, a pu acquérir les activités russes d’Unilever, de Heineken, du groupe suédois de cosmétiques Oriflame et du canadien Ball Corporation. Comme le relève le Financial Times1, le fait qu’Alexei Sagal soit un proche de Denis Manturov, premier vice-premier ministre, lui-même allié à Sergei Chemezov, collègue de Vladimir Poutine au KGB dans les années 80 et aujourd’hui le grand maitre du complexe militaro-industriel russe, ne serait évidemment pas fortuit dans l’accélération soudaine de sa carrière. La guerre en Ukraine a donc constitué une aubaine pour un certain nombre d’hommes d’affaires locaux qui ont pu mettre la main sur des actifs performants à des prix cassés.
Nouvelles stratégies en perspective ?
Enfin, il existe un autre cas de figure, celui des entreprises qui ont annoncé leur départ de Russie mais dont les produits continuent de circuler librement sur le marché. Cela concerne au premier chef les grandes marques de luxe qui ont fermé leurs boutiques sur le territoire russe mais dont les produits sont distribués dans d’autres magasins, le plus souvent importés de pays tiers d’Asie centrale ou de Turquie.
Naturellement, si la paix était conclue entre la Russie et l’Ukraine, si cela provoquait au moins une levée des sanctions américaines et une reprise des « relations normales » entre les États-Unis et la Russie comme l’a laissé entendre Donald Trump, les entreprises européennes devraient réévaluer leur stratégie. Avec au moins trois questions clés : le fait d’être resté en Russie pendant la guerre est-il une garantie d’un traitement de faveur de la part des autorités ? Le fait d’avoir quitté la Russie peut-il être un frein à un retour serein ? Les entreprises qui ont été spoliées ou volées ont-elles une chance de récupérer une partie de l’argent perdu ?
1 « From hairspray to Heineken, the Kremlin ally snapping up western assets », The Financial Times, 15 octobre 2024)