Tandis que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche bouleverse l’ordre international et remet en cause la lutte contre le changement climatique, Pékin cherche à tirer profit de cette période et à peser davantage sur la scène internationale. Emmanuel Lincot, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques et professeur à l’Institut Catholique de Paris, nous éclaire sur les velléités et réalités complexes, parfois contradictoires, de la Chine de Xi Jinping.

Le modèle de transition énergétique chinois est-il un nouvel outil de soft power pour Pékin ?

Emmanuel Lincot : Assurément et ce, depuis la COP21 et la ratification de l’accord de Paris par Pékin. En réalité, le discours et les réalisations chinoises sont assez schizophréniques : il ne faut pas perdre de vue qu’en Chine, 60 % du patrimoine énergétique consommé provient des énergies fossiles et du charbon. Par ailleurs, beaucoup de grandes entreprises, qui dépendent de près ou de loin du Parti communiste, sont responsables de déforestations, en Indonésie ou au Cambodge notamment. Dans le même temps, il y a des réalisations tout à fait remarquables dans l’éolien, le photovoltaïque ou les moteurs électriques. Les nouvelles routes de la soie permettent d’exporter cette image de façon tangible. Cette rhétorique dans son ensemble suscite un certain écho auprès des pays du « Sud global » mais il ne faut pas être illusionné par tout ce que commet la Chine.

L’accélération de la transition énergétique a-t-elle un impact sur le bouclier de silicium qui peut protéger Taïwan d’une attaque de son puissant voisin ?

Emmanuel Lincot : Oui, très certainement. Comme toujours, la difficulté oblige au sursaut et la Chine est en train de le démontrer. Elle n’a pas encore cette capacité à produire les microprocesseurs de nouvelles générations que Taïwan fabrique à 80 % mais elle s’y prépare. Elle cherche des alternatives dans des domaines qu’elle ne maîtrise pas encore, notamment face à la concurrence de Taïwan. C’est aussi la raison pour laquelle la Chine crée de nouvelles normes industrielles, qu’elle réussit à imposer au plus grand nombre. C’est un coup de maître qu’a réalisé Pékin vis-à-vis des Européens avec les voitures électriques : vous avez là une problématique à la fois industrielle et au départ nationale qui rejoint une ambition stratégique mondiale.

Dans cette période instable, Pékin cherche à peser davantage et se présente en puissance responsable et respectueuse du multilatéralisme face à l’Amérique de Trump. Cette nouvelle image peut-elle freiner ses velléités militaires à Taïwan ou en mer de Chine ?

Emmanuel Lincot : C’est difficile à dire car il y a, là aussi, une attitude absolument schizophrénique. On a une Chine qui joue à la fois la carte de la normalisation et qui en appelle à son rival américain à faire de même tout en créant ses propres instances internationales, rivales de celles existantes, y compris dans le domaine bancaire. C’est une façon pour elle de constituer une alternative en vue d’impulser un nouvel ordre international et de démultiplier sa voix. Elle dispose ainsi de leviers puissants, très concrets.

Vis-à-vis de quelles régions du monde la Chine pourrait-elle particulièrement tirer parti du désengagement américain ?

Emmanuel Lincot : D’abord, son pourtour proche, l’Asie centrale bien sûr. La Chine est très entreprenante dans cette région, ce qui n’est pas sans poser problème à Moscou qui voit son pré carré traditionnel concurrencé. Ensuite, évidemment le « Sud global » : l’Afrique mais aussi le Moyen-Orient. La présence chinoise en Iran est massive et son « modèle » de gouvernance a inspiré Téhéran en termes de surveillance généralisée de la population.

Mais le point de concurrence majeur c’est l’Asie du Sud-Est, convoitée par la Chine et les États-Unis. On voit des pays vaciller et attirés par le camp chinois, notamment les plus vulnérables économiquement. Je pense particulièrement au Cambodge. La Thaïlande et le Bangladesh seraient aussi sur cette tendance. Cette zone est clé : depuis cette région, vous pouvez contrôler l’arrière-pays – comprenez l’océan Indien et ses marges – et gagner en profondeur stratégique – comprenez le Pacifique donc l’Océanie, la Polynésie voire l’Amérique du Sud. L’année dernière, Xi Jinping s’est rendu au Pérou pour signer des accords pour l’exploitation du lithium mais aussi pour réactiver le projet des nouvelles routes de la soie dans le sens Chine – Amérique Latine via le Pacifique.

Une alliance Chine/Union européenne dans le domaine climatique est-elle possible et souhaitable ?

Emmanuel Lincot : Oui, mais ! Oui, parce que le changement climatique est une problématique globale. Oui, parce que technologiquement, dans ce domaine, c’est Pékin qui est à la manœuvre, beaucoup moins les États-Unis. De ce point de vue, l’UE et la Chine souscrivent à un modèle commun qui n’est pas celui des États-Unis. Il devrait donc y avoir un rapprochement.

Mais si parfois nous partageons des intérêts économiques, nous faisons aussi face à des rivalités stratégiques bien réelles. C’est ce « en même temps » qui est source de tensions. Historiquement, les conflits naissent précisément de ces situations. J’ose espérer que nos dirigeants ont conscience de cet aspect des choses en considérant – à la différence de Washington – que l’économie ne peut pas tout. Elle ne peut pas seule acheter la paix. Il faut un volontarisme et un rapprochement politique, et par intérêt, économique entre l’UE et la Chine. À condition que les Européens ne soient pas perdants…