Thomas Buberl est depuis près de dix ans CEO du groupe AXA, présent dans 50 pays avec plus de 150 000 collaborateurs et près de 100 millions de clients. Le 2 avril, il était l’invité du Club 2050NOW, qui réunit une fois par trimestre les décideurs de la transition. Le dirigeant du géant de l’assurance appelle les Européens à réagir plus vite et plus fort à la nouvelle donne géopolitique et à ne pas différer l’effort dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, nous avons l’impression de vivre un tsunami quotidien, un changement de cycle s’opère où les risques n'ont jamais semblé aussi prégnants. Comment définiriez-vous ce moment ?

Thomas Buberl : Il est vrai que chaque jour, on découvre des nouvelles que l’on n’avait pas imaginées la veille. Les dernières 40 années ont été relativement calmes, peu d’événements se sont passés. Et tout d’un coup, beaucoup de choses se produisent. Mais est-ce que cela doit nous étonner ? Est-ce vraiment le chaos ou est-ce que l’on revient juste à la normalité ?

L’autre remarque que je ferai, c’est que le débat est très focalisé sur les États-Unis et l’Europe. Là encore, est-ce la bonne perspective ? Ne faut-il pas élargir au lieu de se focaliser en permanence sur les dernières actualités en provenance de Washington ? Il faut dézoomer sur les États-Unis et observer ce qu’il se passe ailleurs dans le monde. Si l’Europe change un peu de regard, elle peut devenir un « swing state », comme l’Inde au lieu de toujours se définir par rapport aux États-Unis.

Pendant très longtemps, les États-Unis et l’Europe ont dominé le monde, se sont enrichis sur le dos des autres parce qu’on a fait un arbitrage sur les coûts de travail, on a cherché d’autres pays où produire à meilleurs coûts. Mais ces nations-là ont grandi. La Chine, aujourd’hui, c’est plus qu’un pays de production à bas coût, c’est un pays extrêmement sophistiqué.

Est-ce que l’Europe a été un peu naïve, vivant dans l’illusion d’un confort facile et d’un calme démocratique relatif ?

Thomas Buberl : Certainement, et je vous en donne une illustration. J’ai demandé à mes parents et à la génération de mes parents, l’Europe, pour vous, c’est quoi ? Ils m’ont fait une seule réponse : la paix. Même question à ma génération. La réponse était aussi assez unique : voyager sans passeport. Et enfin, j’ai interrogé mes enfants et leurs amis. Ils ont été étonnés, un ami de mon fils m’a finalement répondu : « l’Europe c’est comme un arbre, c’est juste là. » Et c’est bien cela problème. La valorisation, le narratif européen n’existent plus. Il faut le réinventer et le réaffirmer.

Depuis quelques semaines, l’Europe semble pourtant se réveiller. En France, au Royaume-Uni, en Allemagne, un changement s’opère, voire une volte-face en matière de doctrine budgétaire et géopolitique. Comment l’analysez-vous ?

Thomas Buberl : D’abord, c’est bien que l’Europe se réveille. C’est une condition nécessaire, mais elle n’est pas suffisante pour changer les choses. Il lui faut aussi une vraie stratégie comme la Chine en a une. Adopter l’omnibus pour alléger la réglementation, c’est nécessaire mais pas suffisant. Annoncer d’énormes augmentations des budgets militaires, c’est aussi nécessaire mais pas suffisant. Prenons l’exemple de l’Allemagne : le chancelier Olaf Scholz a annoncé une hausse de 100 milliards du budget de la défense il y a près de deux ans. Aujourd’hui, 20 % de cette somme est dépensée, en grande majorité dans des entreprises américaines et israéliennes, très peu d’européennes. Si vous avez un délai de livraison pour une frégate de la marine nationale de 12 à 18 mois, ce n’est pas l’économie de guerre. L’argent est important, mais le reste de la chaîne doit suivre. Et aujourd’hui, ce n’est pas le cas.

Le moteur franco-allemand reste-t-il au cœur de la dynamique européenne ?

Thomas Buberl : Il faut s’adapter à la réalité : l’Europe, aujourd’hui, c’est plus que la France et l’Allemagne. La Pologne est devenue absolument clé, l’Espagne, l’Italie aussi. Y compris dans nos relations avec les États-Unis. Le contact passe peut-être un peu par la France et l’Allemagne, mais aussi par Giorgia Meloni, Viktor Orban… Nous devons en tenir compte.

Chaque année, AXA publie son « Future Risks Report », qui explore les risques émergents auxquels nous pourrions être confrontés dans les années à venir. Dans la dernière édition, parue fin 2024, les cinq premiers risques identifiés par 23 000 personnes dans le monde sont le climat, l'instabilité géopolitique, la cybersécurité, l'IA et les tensions sociales. Compte tenu de l’actualité, est-ce que la géopolitique devient le principal risque ?

Thomas Buberl : Les risques identifiés dans ce rapport sont plus ou moins les mêmes depuis dix ans, la hiérarchie a peu changé. Seule exception, en 2020, le risque de pandémie était bien sûr en tête. Mais ce qui me semble plus intéressant, c’est qu’il y a dix ans, ces risques étaient assez distincts, alors qu’aujourd’hui, ils sont interconnectés. Le risque climatique est lié au risque géopolitique, mais aussi au risque social. C’est un phénomène nouveau.

Et il faut aussi regarder le tissu social derrière ces risques. Vous avez aujourd’hui une grande différenciation de l’appréciation du risque entre les gens d’un certain âge et les jeunes.

Un autre point me frappe : les risques, en général, ne sont pas un problème, on essaye de les gérer. Mais aujourd’hui, il y a plus de risques et les citoyens ont moins confiance dans la manière dont ils sont pris en charge, notamment par les gouvernements. Notre démocratie était très forte après la guerre, avec un contrat social qui a apporté beaucoup de confort et de sécurité aux populations. Aujourd’hui, beaucoup de gens redoutent que l’État ne soit plus là. Ils craignent que la génération suivante ne soit pas aussi bien lotie, l’endettement les inquiète. Et ils sont influencés non plus par les médias classiques, mais par les médias sociaux pilotés par des algorithmes qui cherchent l’extrême et la fragmentation de la société. Celle-ci devient moins résiliente, ce qui crée des tensions avec un risque d’explosion mal appréhendé. Ce risque social est celui qui m’inquiète le plus.

Dans le contexte actuel de « backlash », est-ce que vous craignez que les entreprises se détournent de l’urgence climatique ?

Thomas Buberl : Bien sûr, le risque est réel. Chez AXA, nous nous sommes engagés sur ce chemin dès 2015, avant que les politiques s’emparent du sujet. Nous étions les premiers à dire que nous allions sortir du charbon. Notre motivation n’était pas politique mais assurantielle, car le coût de l’inaction face au réchauffement climatique est pour nous plus lourd que le coût de l’adaptation. Aujourd’hui, le soutien à la transition climatique est vraiment au cœur de notre modèle. Mais je crains que beaucoup d’autres entreprises, dans la situation actuelle, essayent de trouver une voie pour en faire moins. Ce qui est très regrettable.

Votre prédécesseur Henri de Castries avait fait beaucoup de bruit en déclarant en 2015 qu'un monde à +4 degrés n’était plus assurable. Partagez-vous cet avis ?

Thomas Buberl : Je ne pense pas que le risque climatique ne soit pas assurable parce que le changement climatique n’est pas exogène, il est d’une certaine manière dans nos mains. Si collectivement nous sommes plus proactifs par notre comportement, notre consommation, notre production, on peut éviter des catastrophes climatiques. Le risque climatique est assurable, mais c’est à nous d’agir pour cela. Et c’est pourquoi la prévention et la mise en place de plans d’adaptation sont absolument clés. Il n’y aura plus d’assurance sans prévention d’ici cinq ou dix ans.

Quel rôle pouvez-vous jouer dans ce domaine auprès des entreprises que vous assurez ?

Thomas Buberl : Nous les accompagnons dans leur adaptation au changement climatique. Par exemple, le groupe Bonduelle, dont la production de légumes est affectée par les changements climatiques. Il a connu des inondations mais aussi des épisodes de sècheresse qui affectent les récoltes. Nous avons travaillé pour l’inciter à modifier le cycle de plantation, à prendre plus de risques en plantant avant la fin de l’hiver pour éviter de subir ensuite la sécheresse.

D’autres ont des problématiques différentes : la SNCF doit gérer le problème des broussailles qui se rapprochent des voies et peuvent susciter des feux, le transport fluvial est confronté à la baisse du niveau de l’eau qui peut empêcher toute livraison sur des voies importantes comme le Rhin. Il faut alors trouver des capacités alternatives en amont, ce qui n’est pas facile. Nous travaillons sur de nombreux sujets très concrets pour aider nos clients à éviter les sinistres, nous ne sommes pas seulement là pour les indemniser. Cette démarche de prévention sera de plus en plus au cœur de notre métier.

Entre le dérèglement climatique et les tensions internationales, quel message délivrer pour éviter le pessimisme ambiant ?

Thomas Buberl : Tout le « désastre » autour de nous, c’est aussi un énorme vecteur de changement, mais il faut qu’on se réveille et qu’on s’engage et pour moi, c’est ça la leçon du moment. Il y a énormément d’opportunités parce que pendant des années, rien n’a bougé. Ce n’est plus le cas, nous devons prendre nos responsabilités, être actifs dans la vie sociale et dans le débat public. Si les gouvernements sont plus faibles, les entreprises peuvent devenir un vecteur de confiance.