Sophie Schiller est professeure de droit privé à l’Université Paris Dauphine-PSL et membre du comité scientifique de l’Association pour le management des risques et des assurances de l’entreprise (Amrae). Pour cette juriste, la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises, qui vise à responsabiliser les sociétés sur les questions d’ESG (environnement, social et gouvernance), permettra de mettre les groupes français sur un pied d’égalité avec leurs concurrents étrangers, notamment chinois et américains. Mais ces derniers n’en veulent pas.
Le Parlement européen, le Conseil des ministres et la Commission viennent de se mettre d’accord pour réduire la portée de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises, dite CS3D, adoptée en juin 2024. Ils ont notamment relevé le seuil d’application de 1 000 à 5 000 salariés, et le chiffre d’affaires de 450 M€ à 1,5 Md€. Quel va être l’impact de ce revirement ?
Sophie Schiller : Dans les faits, la directive va impliquer plus d’entreprises qu’il n’y paraît. Car il y a un point technique dont peu de personnes parlent : celles qui devront rédiger un plan de surveillance devront identifier ce qu’on appelle les « incidences négatives ». Et pour cela, il leur faudra s’intéresser à toute leur chaîne de valeur. Donc n’importe quel fournisseur, même avec beaucoup moins de 5 000 salariés, sera soumis à vigilance.
L’obligation d’élaborer un plan de transition, pour rendre le modèle d’entreprise compatible avec l’Accord de Paris, a été supprimée après une forte opposition internationale. Quel a été le rôle des Américains dans ce recul ?
Sophie Schiller : Cette obligation du plan de transition était le point de crispation principal. La CS3D s’applique, en effet, aux sociétés de l’UE, mais aussi à celles du reste du monde qui dépassent un certain chiffre d’affaires en Europe. Les Américains, notamment, n’en voulaient pas, et ils auraient menacé l’Europe de mesures de rétorsion avec une hausse des droits de douane. Il a été un temps envisagé d’exclure les entreprises étrangères du champ d’application, mais cette solution aurait été une calamité. Elle aurait instauré une concurrence déloyale pour les entreprises européennes, et une vraie régression pour la défense de l’environnement et des droits de l’Homme. Il a donc finalement été choisi de retirer la mesure.
Il faut toutefois relativiser l’impact de ce retrait, car l’obligation de ce plan de transition existe en réalité déjà dans la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). La suppression de ce doublon va plutôt simplifier les choses. Pour le moment, il est donc trop tôt pour parler de recul.
La France a l’une des législations les plus strictes en matière de devoir de vigilance, avec l’Allemagne. Pourquoi de nombreux groupes tricolores, notamment TotalEnergies, demandent-ils un assouplissement de la directive européenne alors que celle-ci permettrait une harmonisation en Europe ?
Sophie Schiller : Cela me semble incompréhensible ! TotalEnergies, qui est le bon élève de la classe, est pénalisé par de nombreux contentieux en France à cause de la loi sur le devoir de vigilance. La directive européenne permettrait de mettre le groupe sur un pied d’égalité avec ses concurrents étrangers, qui ont souvent des comportements beaucoup moins vertueux. Je ne comprends pas qu’il ne fasse pas tout pour que les mauvais élèves soient eux aussi poursuivis.
La directive prévoit une harmonisation du régime de responsabilité civile au niveau européen, mais on évoque la suppression de cette mesure, quel est l’enjeu pour la France ?
Sophie Schiller : C’est une question importante. Si la directive était adoptée en l’état, le régime européen serait plus pénalisant pour les entreprises françaises que celui d’aujourd’hui. Toutefois, la France a intérêt à une harmonisation car son régime est plus favorable pour les victimes qu’ailleurs. À l’inverse, les autres pays membres sont vent debout parce que le leur est plus strict. Les discussions sontextrêmement tendues au sein de l’UE. Rien n’est encore décidé sur ce point. La Commission, le Conseil des ministres et le Parlement viennent d’élaborer un texte commun dans la perspective d’un vote au premier semestre 2026, et d’une entrée en vigueur en juillet 2028.
Cette directive aura-t-elle un impact fort en termes de contentieux climatique pour les sociétés ?
Sophie Schiller : Elle va forcément booster le nombre de litiges, puisque la directive s’appliquera à des sociétés qui ne sont aujourd’hui pas attaquables. Pour les sociétés françaises, il est trop tôt pour savoir si le régime sera plus strict que celui d’aujourd’hui. Mais une chose est sûre, cela les mettra sur un pied d’égalité avec leurs concurrentes européennes et avec les acteurs du reste du monde qui vendent massivement en Europe.
Propos recueillis par Sandrine Trouvelot