La Commission européenne a approuvé le 3 septembre l’accord commercial avec le Mercosur en intégrant des mesures pour calmer les craintes de la France. Si le chemin est encore long avant son entrée en application, il pourrait bousculer une agriculture européenne déjà confrontée à d’importants défis. Thierry Pouch, économiste, responsable du service Études économiques et prospective aux Chambres d’agriculture de France et chercheur associé au Laboratoire Regards, à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, décrypte ce momentum.

La Commission européenne vient de finaliser l’accord avec le Mercosur, qui a suscité de nombreuses résistances parmi les agriculteurs français. Même si l'accord n'entrera pas en vigueur avant fin 2026, au mieux, comment analysez-vous cette avancée ? L’UE pourrait-elle signer d’autres accords en matière agricole ?

Thierry Pouch : La Commission européenne a adopté le texte, en introduisant la perspective d’une clause de sauvegarde pour les filières agricoles qui seraient fragilisées par les importations en provenance du Mercosur (viande bovine tout particulièrement). La prochaine étape sera d’obtenir l’accord du Parlement européen et des Etats membres. Une longue bataille va nécessairement s’engager. 

Cet accord de libre-échange signé avec le Mercosur a nécessité vingt ans de discussions avant d’être une première fois signé en 2019 puis finalisé en 2024. Il est question d’un accord similaire avec l’Inde, mais on est encore en phase de négociation. Dans ces accords commerciaux, des contingents d’importation/exportation et des droits de douane sont établis. L’UE a obtenu des avantages sur certains produits (poudres de lait, fromages notamment) et sur la reconnaissance d’indications géographiques protégées. Mais les contingents accordés aux pays du Mercosur* sont beaucoup plus élevés que ceux qu’elle a décrochés : il est par exemple question de l’exportation vers l’UE de 180 K tonnes de viande de volaille à droits nuls, 99 K tonnes de viande bovine à droits réduits, 600 K tonnes d’éthanol… En échange de quoi, les pays du Mercosur doivent faciliter l’accès à leurs marchés pour nos produits industriels, automobiles, chimiques, pharmaceutiques…

D’où l’importance d’examiner les clivages au sein de l’UE entre un pays très industrialisé comme l’Allemagne, qui a tout intérêt à ce que cet accord s’applique, versus d’autres pays, comme la France, première puissance agricole européenne avec 18 % de la production, qui souhaite que cet accord ne s’applique pas, ou pas dans les termes dans lesquels il a été signé. C’est tout l’enjeu de l’instauration de mesures miroirs sur les questions environnementales, sanitaires ou de bien-être animal.

L’Union européenne et les États-Unis ont aussi signé un accord très commenté sur les droits de douane en août. Est-ce qu'il a eu un impact sur la position européenne vis-à-vis du Mercosur ?

Thierry Pouch : Cet accord est assez différent car il porte uniquement sur les droits de douane, l’idée étant d’obtenir un assouplissement des montants que Donald Trump souhaitait infliger à l’UE. Après les lourdes menaces, les 15 % négociés peuvent sembler un moindre mal. Mais de nombreux secteurs agricoles – dont la viticulture et les spiritueux qui devaient être exemptés, et y sont finalement assujettis – sont très inquiets de leur capacité à continuer à exporter sur le marché américain, premier client des vins et spiritueux français. Depuis le 22 août, ce sont bien 15 % de droits de douane qui s’appliquent aux fromages, vins et spiritueux. Cependant, la bataille commerciale avec Washington n’est pas terminée et les discussions se poursuivent.

Ce qui est intéressant, c’est qu’un certain nombre de filières agroalimentaires considèrent désormais qu’avec un accès entravé au marché américain, il faut accélérer la mise en place de l’accord UE-Mercosur car il servira de marché alternatif. Des pays comme l’Autriche, qui étaient relativement ouverts aux arguments de Paris, se rallient dorénavant à ceux qui veulent l’appliquer rapidement. Pour l’UE, l’enjeu est de faciliter l’accès de produits étrangers à son marché au détriment de certaines filières, mais de compenser cela par l’exportation de produits manufacturés. Reste que les enjeux sont terribles pour l’agriculture européenne. De même qu’il y a évidemment des revers environnementaux. On le voit avec la loi Duplomb : beaucoup d’agriculteurs français regrettent qu’on leur impose des mesures de plus en plus strictes en Europe, alors que l’on importe des produits des pays du Mercosur dont on ne maîtrise pas les conditions de fabrication…

Depuis que la Commission européenne a présenté sa proposition de budget général pour 2028-2034, la politique agricole commune (PAC) est au cœur des discussions. Quels sont les enjeux ?

Thierry Pouch : De 1962 à 1992, on a eu une PAC extrêmement offensive. Pendant trente ans, on a accompli des performances économiques importantes nous permettant d’accéder à l’autosuffisance alimentaire, de produire des surplus exportables qui ont fait de l’UE la première puissance exportatrice mondiale de produits agroalimentaires, devant les États-Unis depuis une douzaine d’années. Cela explique d’ailleurs l’animosité de Trump vis-à-vis de l’Europe, car il considère que l’UE est en partie responsable des difficultés de l’agriculture américaine en concurrençant ses produits. 

Jusqu’en 1992, le budget agricole représentait à peu près les deux tiers du budget général de l’UE. On pouvait exporter nos surplus avec des subventions ou « restitutions aux exportations » mais tout cela coûtait très cher. Bruxelles a donc réformé la PAC en diminuant les prix de soutien pour ralentir le rythme de la production. Et, à partir des années 2000, on a constaté une baisse du budget de la PAC, passé à 50 % du budget général, puis prévu à 15 % dans le plan financier pluriannuel proposé pour 2028-2034 en juillet dernier. C’est une diminution d’environ 20 % par rapport au précédent. Cela signifie que les agriculteurs vont être moins soutenus financièrement et que cela sera conditionné au respect de critères stricts, notamment en matière d’environnement et de transition agroécologique. Mais depuis la présentation de ce nouveau budget, une levée de boucliers s’est faite parmi les 27 et d’intenses négociations vont avoir lieu en septembre entre le Parlement européen, la commission et les États membres. 

L’enjeu premier est donc financier. Mais plus largement, on peut se questionner sur la capacité de l’UE à continuer à produire suffisamment pour approvisionner sa population, ses industries de transformation. Avec une telle baisse, ne va-t-elle pas être contrainte d’importer de plus en plus ? Le risque pour l’agriculture européenne est réel. Et il y a là un lien évident avec les accords de libre-échange alors que la production européenne stagne ou diminue déjà. 

L’UE a-t-elle conscience du levier géopolitique que représente l’agriculture ?

Thierry Pouch : C’est assez paradoxal. On est à mon sens sur une contradiction entre les intentions affichées et les moyens en diminution. Ursula von der Leyen a évoqué le risque géopolitique en présentant sa proposition d’augmentation du budget européen de 1 200 Mds € à 2 000 Mds €. Mais cette augmentation va surtout être orientée vers la défense, au détriment de l’agriculture. Il y a donc une contradiction entre prétendre prendre en compte ce risque et diminuer le budget de la PAC. Car le risque géopolitique se matérialise aussi à travers la montée en puissance agricole de la Russie. Celle-ci est devenue le premier pays exportateur mondial de blé depuis 2015, se positionne sur l’huile de tournesol, démarre l’exportation de la viande porcine, est le premier producteur de betteraves à sucre et commence à ouvrir des usines de transformation… Moscou grignote progressivement des parts de marché au détriment de l’Europe. La France est ainsi en train de se faire évincer du marché du blé en Algérie au profit de la Russie. Un scénario déjà vu en Égypte, où Moscou avait délogé les États-Unis. Le risque géopolitique ne peut pas être dissocié du risque géoéconomique et l’agriculture a aussi un rôle central à jouer dans le contexte actuel.

* : Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay.